Les binationaux à la lumière d’Ali Aarrass et de Didier Reynders.

Part one : Il y a deux ans, Ali Aarrass et ses avocats obtinrent une victoire historique pour tous les binationaux en Belgique.

Luk Vervaet





Le 3 février 2014, un Tribunal ordonnait la Belgique d’assurer la protection consulaire à Ali Aarrass, un Belgo-Marocain détenu au Maroc.

Que veut dire la protection consulaire ?

La Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963[1], la définit comme suit : « Protéger ses ressortissants, personnes physiques et morales dans les limites admises par le droit international ; prêter secours et assistance aux ressortissants, personnes physiques et morales de l’Etat d’envoi ». Pour ses citoyens détenus à l’étranger, la mission consulaire doit : « (1) informer les proches, (2) aider à correspondre avec ses proches, (3) avoir des contacts réguliers, (4) veiller à ce que les conditions de détention respectent les droits de l’homme ; (5) veiller à ce que les soins médicaux soient donnés, (6) faciliter l’achat des biens de première nécessité ». 

La protection consulaire n’était accordée par la Belgique qu’aux Belges qui n’avaient que la seule nationalité belge. A aucun moment de sa détention, Ali Aarrass n'a pu bénéficier d’une de ces mesures d’aide et de protection mentionnées plus haut. Le 3 février 2014, pour la première fois dans l’histoire judiciaire belge, un double national obtient d’un Tribunal l’ordre de protéger son ressortissant hors de la Belgique et dans le pays de sa deuxième nationalité. Une journée de joie pour Ali. Une journée de fête pour tous ceux et celles qui se battaient pour lui depuis 2008.

La portée historique de ce jugement a échappé à la plupart des médias.
Elle n’a pourtant pas échappé au Ministère des Affaires étrangères de Didier Reynders. Ce dernier s’oppose depuis deux ans par tous les moyens à ce que ce jugement, exécutoire depuis le 3 février 2014, soit exécuté. Avec comme résultat que jusqu’à ce jour il n’y a pas eu de visite à Ali de la part de la mission consulaire belge au Maroc, et qu’aucune protection consulaire n'a été assurée.

Pourquoi Reynders freine-t-il des deux pieds l’exécution du jugement ?

Parce qu’il est conscient que cela signifierait dorénavant son obligation de défendre tous les citoyens belges ayant une double nationalité qui se trouveraient dans la même situation qu’Ali. Parce que Reynders ne souhaite pas créer en Belgique la possibilité d’une protection consulaire d’autres pays pour leurs binationaux : «..[en accordant la protection consulaire à Ali Aarrass] un précédent serait créé et la réciprocité serait invoquée. Dans un pays qui compte des centaines de milliers de ressortissants ayant une double nationalité, ceci ne parait pas souhaitable.. »[2] 
Tous ces arguments ont été rejetés par le tribunal. Un an après le jugement, Reynders n’a aucun problème à être un des plus ardents défenseurs de la loi du 16 juillet 2015 pour la déchéance de nationalité des binationaux accusés de terrorisme. Cela ne lui fait pas peur de créer ainsi « un précédent » pour « les centaines de milliers de ressortissants dans ce pays ayant une double nationalité ». Reynders voulait même aller plus loin. Pour la déchéance de la nationalité pour terrorisme, Reynders faisait partie de l’aile dure au sein du gouvernement. Pas content du fait que la loi de juillet fait déjà sauter le verrou de 10 ans (une infraction terroriste doit être commis dans les dix ans après l’acquisition de la nationalité), il déclarait : « La volonté est d’aller vers la deuxième ou la troisième génération parce que c’est là que la situation se pose ».[3]
Mais revenons d’abord en deux points sur le fond et l’enjeu qui font du jugement en faveur d’Ali Aarrass un événement juridique historique.

Pour la dignité humaine 

La Belgique vient d'être élue pour la période de 2016-2018 au Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU. Le 28 octobre 2015, le site de la diplomatiebelgium.be nous communique la joie qui règne au gouvernement belge pour ce nouveau coup de force au niveau international : « une indication de la confiance internationale dans l'expertise et l'expérience de la diplomatie belge à l'ONU et ailleurs »[4].

Je me souviens de l’audience du procès en référé d’Ali Aarrass et de Farida Aarrass contre l’État belge, en la personne du Ministre Reynders, du 10 janvier 2014. Nous y étions avec une cinquantaine d’amis et de sympathisants de la cause d’Ali. A la sortie de l’audience, la pénible impression que cette audience du procès nous avait laissée, était que Didier Reynders et ses avocats parlaient de choses techniques, d’un objet qui s’appelle Ali Aarrass, mais pas d’une personne en détresse. Nous avions pu entendre les avocats de Reynders citer froidement tel article de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, un autre de la Déclaration européenne des droits de l’homme, encore un autre de la Conventions de Vienne ou de La Haye, avec comme seul objectif : justifier l’abandon d’un homme torturé, dont les droits humains les plus fondamentaux ont manifestement été violés.
Soixante ans après son adoption, la Déclaration des droits de l’homme nous semblait avoir été complètement vidée de son sens, réduite à une formule bureaucratique, technique, administrative dont un état se sert pour justifier son attitude injustifiable. Il ne s’agit pas seulement de Didier Reynders, dont on pourrait dire que c’est avant tout un homme d’affaires, surtout spécialisé dans le sauvetage des banquiers en tant que ministre des Finances pendant plus d’une décennie (de 1999 à 2011). Il s’agit bien d’une même attitude qu’on a rencontrée lors de nos visites au consulat belge à Rabat ou parmi les fonctionnaires du Ministère des Affaires étrangères à Bruxelles. Il s’agit bien d’une déshumanisation de la politique qu’on retrouve à tous les niveaux, qu’il s’agisse des réfugiés, des chômeurs ou des prisonniers.

L’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme dit : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.. » Cette phrase ne résume-t-elle pas le sens humain que nos instances ont perdu ? Dans son article, sous le titre « Less than human », sur le traitement inhumain des réfugiés à Malte, Daniela Debono plaide pour un retour aux débats qui ont donné lieu à cette formulation[5]. Elle décrit les débats qui ont duré six jours où certains pays ont voulu enlever le mot « dignité », qui se trouve aussi dans le préambule de la Déclaration. Parce que, disaient ces pays, la dignité serait indéfinissable, elle n’aurait pas sa place dans une déclaration qui parle des droits. Daniela Debono explique que c’est précisément cette dignité humaine indéfinissable, qui est à la base et au cœur de la déclaration des droits de l’homme. Pour que celle-ci ne devienne pas une énième déclaration, une énième liste de standards et de formules vides de sens dans les mains des états. La reconnaissance de la dignité humaine nous oblige précisément à poser ces questions : la situation d’Ali Aarrass est-elle humainement acceptable ? Le cri à l’aide d’un être humain torturé a-t-il été entendu ?  Poser ces questions à Didier Reynders c’est y répondre. C’est le mérite du Tribunal d’avoir pris ces questions comme base de son jugement. 

Pour l’égalité.

Le jugement accepte les arguments de la défense d’Ali qui disent qu’il ne peut y avoir une protection pour un Belgo-Belge et non pour un Belgo-Marocain. La défense d’Ali avait plaidé que ce qui compte pour juger si un état doit assurer la protection à une personne ayant une double nationalité, sont les liens et le rattachement effectif d’un citoyen avec son pays.  Dans le cas d’Ali : il n’a jamais vécu au Maroc. Il a fait sa vie en Belgique pendant près de 30 ans. Il a ses liens familiaux ici. Il a étudié, travaillé, voté, payé ses impôts, fait son service militaire en Belgique. Ce sont ces liens qui en font un citoyen belge comme un autre.
Ce principe d’égalité fût attaqué dans l’argumentation de Reynders et ses avocats, déposée au tribunal, dans laquelle on peut lire, je cite : «  .. le principe d’égalité interdit que des personnes se trouvant dans des situations essentiellement différentes soient traitées de la même manière, lorsqu’il n’existe pas de justification raisonnable pour ce traitement égal. Or, les personnes de nationalité belge se situent objectivement dans une situation différente de celles qui possèdent une double nationalité.. ». 
D’abord, Reynders met les choses sens dessus dessous. Il devait commencer par dire que l’inégalité est interdite et que l’égalité est la base. A partir de là, toute situation différente, comme par exemple avoir une deuxième ou même une troisième nationalité, devrait enrichir, renforcer les droits, augmenter la protection pour les citoyens. Et non pas créer des demi-citoyens dans les deux pays de sa nationalité.
Ensuite, la situation essentiellement différente dont parle monsieur Reynders, ne résiderait-elle pas dans le fait que dans sa conception les binationaux comme Ali Aarrass sont et restent des étrangers, habitant en zone étrangère dans leur propre pays ? Comme il l’a dit dans un incident au Sénat en réaction à Philippe Moureau, en mai 2012, qu’au lieu d’aller en Afghanistan : "j’aurais pu aller à Molenbeek.. c’était plus court pour me déplacer à l’étranger".
Enfin, la conception particulière de l’égalité et les situations essentiellement différentes de Reynders nous renvoient inévitablement aux conceptions coloniales de la Belgique et d’autres pays européens. Là aussi les situations étaient jugées « essentiellement différentes » pour les colonisés et les coloniaux. Lors des négociations sur la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales[6], la Belgique et l’Italie refusaient explicitement d’accorder la Convention aux habitants de leurs colonies. La France la ratifiait seulement en 1974.  Pour ne pas devoir appliquer la convention en Indochine et en Afrique du Nord.[7]  
Avec Reynders, le temps des colonies est-il de retour ?







[1] La Convention de Vienne est entrée en vigueur le 19 mars 1967. La Belgique y adhère depuis 1970 et le Maroc depuis 1977.
[2] Extrait de la défense de l’Etat belge déposée au Tribunal, contre la demande de protection consulaire d’Ali Aarrass
[4] http://diplomatie.belgium.be/fr/Newsroom/actualites/communiques_de_presse/affaires_etrangeres/2015/10/ni_281015_conseil_droits_homme.jsp
[5] Daniela Debono, ‘Less than human’ : the detention of irregular immigrants in Malta, Race & Class, October-December 2013
[6] Traité international européen signé par les États membres le 4 novembre 1950 et entré en vigueur le 3 septembre 1953.
[7] Time in the shadows, confinement in counterinsurgencies, par Laleh Khalili, Stanford University Press, pag. 230

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