Julian Assange, les « garanties américaines » au crible de l’histoire
Dans son jugement du 4 janvier 2021, en 410 points, long de
132 pages, la juge Vanessa Baraitser a rejeté la demande américaine
d’extradition de Julian Assange. Pour justifier son refus, elle s’est focalisée
presqu’exclusivement sur les Mesures Administratives Spéciales (Special
Administratives Measures, SAMs) qui pourraient être imposées à Julian Assange.
Elle s’est basée sur les témoignages devant la Cour des prisonniers soumis à
ces SAMs, comme Ahmed Abu Khatallah (représenté par l’avocat Eric Lewis), Abu
Hamza (représenté par l’avocat Lindsay Lewis) ou encore sur le témoignage de
Maureen Baird, une ancienne gardienne d’une prison à New York (MCC). Dans les
points 308 et 309 du jugement, elle souligne qu’elle a lu sur internet le
matériel sur la prison supermax ADX Florence et en particulier le rapport “The
Darkest Corner” de 2017[1]. Ce
rapport décrit les conditions SAMs comme étant pires que celles de Guantanamo
et comme une forme de torture, violant aussi bien les lois américaines
qu’internationales.
Le débat autour des SAMs devant le tribunal
Le jugement reprend les répliques de l’avocat des autorités
américaines disant que les mesures SAM ne sont qu’exceptionnellement et
rarement appliquées. Selon lui, prétendre qu’Assange sera soumis aux SAMs n’est
que pure spéculation. Le 1er septembre 2020, dans toutes les prisons
américaines, il n’y aurait que 47 détenus SAMs (point 290), et donc non pas 51
comme dit le rapport The Darkest Corner. Il a rassuré le tribunal sur leurs
conditions de détention qui seraient comme dans le meilleur des mondes. En
isolement bien sûr, mais jouissant d’une récréation individuelle, de quatre
coups de téléphone par mois et de cinq visites sociales. En suivant un
programme de trois phases, ils pourraient diminuer progressivement les dures
conditions des SAMs (point 306). De son côté, la direction des prisons
américaines (BOP) a assuré qu’il y a des services médicaux, psychologiques et
mentaux pour tous les détenus et que la plupart des patients psychiatriques
reçoivent des évaluations et un examen médical hebdomadaire par un de ces
services. D’ailleurs les personnes souffrant
d’une maladie psychiatrique ne seraient pas placées à l’ADX Florence (point
311).
Un silence infini
Des propos déjà contredits dans nombre d’études comme celles
de Solitary Watch.[2] Ou
par le Brennan Center for Justice qui a décrit les conditions SAMs pour Syed
Fahad Hashmi : enregistrements par les autorités de toutes ses
conversations avec sa famille (une seule personne de la famille par semaine) et
avec ses avocats, interdiction de tout contact avec d’autres prisonniers et de
toute communication avec les médias, interdiction de télévision et de radio,
accès aux journaux 30 jours après leur parution, fouille à nu pour chaque
sortie de cellule. Jusqu’à l’interdiction de se parler à lui-même dans sa
cellule ![3] Ce
silence absolu nous ramène à la naissance des prisons il y a deux cents ans. La
journaliste d’investigation Aviva Stahl a écrit à ce propos : « Les
prisonniers SAMs peuvent être sans contact humain pendant des mois. Un
prisonnier qui l’a vécu me disait : parfois on se sentait comme dans un
cimetière, il n’y a pas de son, tout le monde se trouve dans sa tombe ».
Elle dénonce que les SAMs signifient la fin de la liberté de la presse. Dans un
article publié en 2019 dans The Nation et The intercept, elle signalait
qu’aucune nouvelle n’a filtré sur les grèves de la faim à répétition, suivies
par une alimentation forcée, qui ont eu lieu entre 2005 et 2016 à la prison de
sécurité maximale du Colorado.[4] Tout
simplement parce que pour un journaliste, publier quelque chose sur ce qu’un
prisonnier SAMs ou son avocat ont dit, ouvre la porte à une inculpation
criminelle.
Depuis 2009, je suis le cas de Nizar Trabelsi, extradé par la Belgique vers les États-Unis en 2013 et soumis depuis aux SAMs. En 2017, j’ai publié le document officiel (photo) qui prolongeait les SAMs contre Nizar Trabelsi, déjà en vigueur depuis le 1er novembre 2013[5]. Sur les effets terribles de ces mesures je publiais le rapport de la psychiatre qui l’a visité et examiné en 2018[6]. Trois ans plus tard, il est toujours soumis aux mêmes mesures, comme le souligne le Comité T [7] dans son Rapport 2021 : « il est d’autant plus inquiet que M. Trabelsi est détenu aux Ètats-Unis, depuis 7 ans, à l’isolement sensoriel total, ce qui constitue de la torture ou, à tout le moins, un traitement inhumain et dégradant. Voir : Center for constitutional rights and Allard K. Lowenstein International Rights Clinic, Yale Law School, The Darkest corner, September 2017, p. 2) ».
Ce ne sont que quelques
exemples, les noms des détenus SAMs ne sont même pas connus parce que le ministère
de la Justice refuse de donner leurs noms.
Les arguments des avocats américains n’ont pas convaincu la
juge Baraitser. Elle décidait : « Il n’y a pas de garanties
qu’Assange ne sera pas soumis aux SAMs avant son procès (point 294) ni après
son procès (point 357) et que sous ces conditions, la santé mentale d’Assange
se dégradera au point où il pourrait essayer de se suicider (point 355)
».
Les « garanties » américaines
Par son jugement la juge laissa aussi la porte ouverte à ce
que les autorités américaines pourraient reformuler leurs garanties. Ce
qu’elles n’ont pas tardé à faire. Dans le cinquième point de l’appel américain
contre la non-extradition d’Assange, accepté par la Justice britannique, elles
affirment que « les États-Unis ont fourni au Royaume-Uni un ensemble
d’assurances qui répondent aux conclusions spécifiques du juge de district dans
cette affaire. En particulier, les États-Unis ont assuré que M. Assange ne
serait pas soumis aux SAMs ou emprisonné à l'ADX Florence (prison supermax), à
moins qu'il ne fasse quelque chose après l'offre de ces assurances qui
nécessiterait l'imposition des SAMs ou son incarcération à l’ADX »[8].
Ainsi, elles annoncent non seulement qu’elles peuvent
retirer leurs garanties à tout moment. Mais la raison qu’elles invoquent pour
justifier ce retrait, c’est-à-dire le fait que Julian Assange fasse
quelque chose, est une invention pure et simple. L’histoire des impositions des
SAMs prouve qu’il n’est nullement nécessaire de faire quelque chose en
prison, de se comporter mal ou de faire quoi que ce soit. Le statut de
terroriste suffit pour les imposer. C’est ce qu’on peut lire dans l’étude de la
professeure Francesca Laguardia de la Montclair
State University, qui a étudié les origines et l’évolution des SAMs.[9] Espérons
que les juges de la Cour d’appel liront cette étude. Elle est particulièrement
intéressante pour comprendre le transfert du durcissement de la politique
carcérale appliquée aux criminels dangereux à des suspects terroristes
musulmans à partir de 2001, et ensuite à la catégorie des lanceurs d’alerte
comme Julian Assange en 2021.
Des origines des SAMs jusqu’à aujourd’hui
Selon cette étude, l’histoire des SAMs commence une décennie
avant les attaques terroristes du 11 septembre 2001. À la fin du 20ème
siècle, elles étaient une réponse extrême, une nouvelle forme de punition pour
les plus grands criminels. Le climat politique était alors à la réaction
excessive de l’État face à la criminalité et aux populations dangereuses en
général. Hormis la peine de mort, les SAMs sont la plus dure forme de punition
qui existe. Elles apparaissent dans les années 1980 et 1990 quand les prisons
de la plus haute sécurité (supermax) voient le jour. Les SAMs n’étaient pas une
nouvelle forme de justice, mais un management administratif supplémentaire des
prisonniers considérés comme les plus dangereux. Elles partent du principe que
le traitement de la criminalité et des criminels est un problème de management
et de rien d’autre.
En 1988 déjà, la direction des prisons américaines a autorisé
les SAMs pour un détenu qui représentait une menace pour sa propre vie ou celle
des autres prisonniers ou des gardiens. Luis Felipe est considéré comme le
premier prisonnier soumis aux SAMs pour avoir créé le gang Latin Kings et avoir
organisé des meurtres à partir de la prison.
À partir de la moitié des années 90, les chefs des narco-trafiquants
comme Augusto Falcone, des meurtriers comme John Gotti, désigné comme le chef
de la famille Gambino, des suspects terroristes comme Ahmad Sulaiman et Omar
Abdel-Rahman (l’attentat du World Trade Center en 1993) ont tous été soumis aux
SAMs. Des cas de mise en cellule soundproof (insonorisée) ont été
signalés bien avant 2001.
À l’origine, écrit Francesca Laguardia, les SAMs étaient une
pratique bien suivie, très limitée, uniquement pour des cas de dangerosité et de
possibilité de violence clairement établies. Mais au cours des années
suivantes, des prisonniers qui pourraient être capables d’actes
violents, sans qu’il y ait une preuve, pouvaient y être soumis. Les SAMS
devenaient de plus en plus acceptables pour des situations qui n’avaient plus
rien à voir avec l’objectif formulé au début. Comme dans le cas de Wahid El
Hage qui n’avait jamais commis un acte violent, mais pour qui « avoir
la capacité de commettre un acte », « avoir la possibilité de
communiquer des informations avec d’autres » suffisaient pour le
mettre sous SAMs. La pratique exceptionnelle des SAMS est devenue une habitude généralement
acceptée.
La décision de placer quelqu’un sous les SAMs reposait et
repose toujours uniquement dans les mains du procureur général et uniquement
dans les mains du pouvoir exécutif. Si au début, certains juges avaient
tendance à accepter la plainte d’un détenu soumis aux SAMs et de formuler des
doutes sur le bien-fondé de son imposition, ils ont vite appris qu’ils devaient
céder et s’abstenir dans ce genre d’affaires, que celles-ci se situent hors du
pouvoir judiciaire. Et on pourrait donc ajouter aujourd’hui : hors des
garanties des avocats américains concernant Julian Assange.
Pour conclure, ces phrases à la page 23 de ce rapport sont
en lien direct avec l’affaire de Julian Assange : « Les SAMs
peuvent être appliquées sur des accusés qui n’ont pas été jugés, qui n’ont pas
été condamnés, et pour lesquels le gouvernement n’a présenté aucune preuve de
dangerosité ou de nécessité pour leur imposition. Au contraire, selon les dires
d’au moins un procureur, un acte d’accusation pour terrorisme est suffisant. Au
nom de la sécurité publique, toute nécessité de prouver la dangerosité
disparaît, l’exécutif peut prendre la décision unilatéralement, avec seulement
un semblant de supervision judiciaire et sans se poser des questions ».
La Cour d’appel
britannique ne pourra pas prétendre qu’elle ne savait pas.
[1] THE DARKEST CORNER: SPECIAL
ADMINISTRATIVE MEASURES AND EXTREME ISOLATION IN THE FEDERAL BUREAU OF PRISONS
du Centre for Constitutional Rights et Allard K. Lowenstein International Human
Rights Clinic https://ccrjustice.org/sites/default/files/attach/2017/09/SAMs%20Report.Final_.pdf
[2] « Des
personnes malades mentalement sont-elles retenues en isolation complète ?
Solitary Watch : Oui, et en grand nombre. Durant
ces dernières trente années, les prisons des USA sont devenues les plus grands
centres psychiatriques du pays. Les cellules de confinement solitaire en
particulier sont utilisées pour y loger des milliers d’individus atteints de
maladies mentales. Dans un rapport de 2003, basé sur des données de l’Etat,
Human Rights Watch a estimé qu’un tiers jusqu’à la moitié des personnes
retenues en isolement souffrent d’une forme de maladie mentale ». http://supermax.be/quest-ce-que-lincarceration-en-solitaire%e2%80%af-questions-et-reponses-par-jean-casella-et-sal-rodriguez-the-guardian-270416/
[3] https://www.brennancenter.org/our-work/research-reports/letter-ag-mukasey-regarding-special-administrative-measures-syed-fahad
[4] https://theintercept.com/2017/10/23/sams-torture-prisons-ccr-extreme-isolation-accountability/ ; https://www.thenation.com/article/archive/force-feeding-prison-supermax-torture/
[5] http://supermax.be/la-torture-moderne-les-sam-special-administrative-measures-mesures-administratives-speciales-contre-nizar-trabelsi-document-du-ministere-de-la-justice-americain-texte-integral/
[6] http://supermax.be/automutilation-symptomes-psychotiques-un-rapport-psychiatrique-americain-decrit-les-consequences-de-lenfermement-solitaire-de-nizar-trabelsi-octobre-2018/
[7]
RAPPORT 2021 du Comité T (Comité de vigilance en matière de lutte contre le
terrorisme) Evaluation des mesures visant à lutter contre le terrorisme à la
lumière des droits humains
[8] Email from CPS Press Office to
Charlie Savage, New York Times, July 7, 2021
[9] Special Administratives
Measures : An example of Counterterror excesses and their roots in US
Criminal Justice, Francesca Laguardia, Montclair State University https://digitalcommons.montclair.edu/justice-studies-facpubs/20/
Commentaires