Trois ans jour pour jour après son extradition par le gouvernement Di Rupo, Nizar Trabelsi est toujours enterré vivant dans une prison américaine.

par Luk Vervaet

(photo publiée sur internet : Nizar Trabelsi à son arrivée à la prison Rappahannock Régional Jail à Stafford (USA)

C’est l’histoire d’une radicalisation.
Non pas d’un islamiste, mais d’un État se revendiquant porteur des valeurs humaines et protecteur des droits de l’homme. Une radicalisation de la Belgique, qui s’est manifestée par l’extradition illégale d’un homme qui avait purgé sa peine de dix ans de prison jusqu’au dernier jour[1]. Et depuis trois ans, par son indifférence face aux conditions inhumaines auxquelles ce détenu est soumis aux États-Unis. Des conditions d’isolement total, qui sont en train de le détruire complètement.  

Une extradition illégale

Il y a trois ans, le matin du 3 octobre 2013, dans le plus grand secret et sur ordre de la ministre de la Justice Turtelboom (VLD), la police belge transporte le détenu Nizar Trabelsi de la prison de Bruges à l’aéroport militaire de Melsbroek. Il y est remis aux agents de la CIA, qui le mettent à bord d’un avion Gulfstream de la CIA et le transportent à la Rappahannock Régional Jail à Stafford (USA), à deux heures de route de Washington.
Ainsi, pour la première fois dans son histoire, la Belgique a outrepassé les injonctions multiples de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et que le représentant belge devant la Cour avait formellement reconnues. La Cour avait en effet interdit l’extradition de Trabelsi tant qu’elle n’avait pas jugé sur la compatibilité de cette extradition avec la Convention européenne des droits de l’homme. Le 3 octobre 2013, la Belgique décidait de jeter à la poubelle cette décision de la Cour et, avec elle, la Convention elle-même.    
Le jour même de l’extradition, à 18h30, le tribunal de Première instance de Bruxelles, saisi en extrême urgence, ordonnait à l’Etat belge d’interdire ou de suspendre l’extradition. Le gouvernement répliquait que « le jugement était sans objet, parce que Trabelsi était déjà extradé ». Par la suite, l'Association syndicale des magistrats, l'Ordre français du barreau de Bruxelles, Amnesty international et la Ligue des Droits de l'Homme, rejoints par des interpellations d’Olivier Maingain (Défi) et de Zakia Khattabi (Ecolo) au parlement, dénonçaient une extradition illégale.  Comme le disait Manu Lambert de la Ligue des droits de l’Homme : « Dans l’affaire Trabelsi, le gouvernement ne s’est plus limité à vouloir façonner le droit, il l’a tout simplement violé. » De l’autre côté, la droite et l’extrême droite applaudissaient l’extradition. « Bon débarras ! », titraient les journaux de Sudpresse. Ce n’était pas l’avis de la Cour européenne qui, le 4 septembre 2014, condamnait l’État belge pour traitement inhumain et violation des droits de Nizar Trabelsi. Une fois de plus, la Belgique interjetait appel. Mais le 27 février 2015, la Cour signait et persistait : la Belgique a violé la Convention des droits de l’homme et est condamnée à payer 90.000 euros pour dommage moral et frais et dépenses.
Et puis, il y a le silence, qui dure maintenant depuis trois ans.

Enfermé dans une tombe

Pendant près de quatre ans, la défense de Trabelsi, sous la direction de Marc Nève, a mené une bataille juridique contre l’extradition, se basant sur l’article 3 de la Convention européenne. Cet article 3 prévoit l’interdiction de soumettre une personne à une double peine (« ne bis in idem »), de condamner quelqu’un à une peine perpétuelle incompressible, et de soumettre quelqu’un à des conditions de détention constituant un traitement inhumain et dégradant, comme c’est le cas dans les prisons ou sections de haute sécurité aux États-Unis. 
Ni les tribunaux belges, ni les ministres n’ont voulu entendre ces arguments. Après l’époque de Bush et de Guantanamo, disaient les tribunaux, les États-Unis seraient redevenus un état de droit. Le jour de son extradition, lors de sa conférence de presse, la ministre de la Justice résumait la position belge ainsi : « On a reçu suffisamment de garanties des États-Unis quant à son traitement et à sa peine éventuelle. » Une chose est sûre : la Belgique ne s’est jamais souciée de contrôler ces « garanties ». Que se passe-t-il en réalité depuis trois ans ?

Solitary confinement

Cela fait aujourd’hui 16 ans que Nizar Trabelsi est en prison pour un plan d’attentat contre une base militaire, plan qui n’a pas été réalisé. Depuis son arrivée dans une prison américaine, Nizar Trabelsi, en attendant un procès dont il n’y a pas trace à l’horizon, a été soumis au régime prévu pour tout suspect ou condamné pour terrorisme.  Ces sections de haute sécurité portent différents noms - SHU, IMU, SMU, AU, CU[2]- mais cachent toutes la même réalité : un régime de « solitary confinement », le confinement solitaire. 

Ce qui veut dire que Trabelsi, depuis trois ans, est seul 23 heures sur 24, dans une cellule sans fenêtre, la lumière allumée jour et nuit, avec droit à une promenade en solitaire pendant une heure dans une cellule à ciel ouvert (ou avec a minima un orifice laissant passer l’air et la lumière, précise le règlement), sans aucune activité de travail ou de formation. Dans son cas, on est allé jusqu’à lui confisquer ses lunettes de lecture et les photos de ses enfants. Ce n’est qu’après l’intervention de son avocat qu’un juge a ordonné de les lui rendre. 

Autre exemple : un détenu placé dans ces conditions n’est plus capable de différencier le jour et la nuit, il ne dispose pas de montre. Il n’est même pas dans la possibilité de tirer la chasse de la toilette lui-même. Pour ce faire, Nizar Trabelsi doit faire appel aux gardiens qui tirent la chasse via une commande à partir de leur tableau de contrôle. On estime qu’en 2014[3], près de 100.000 détenus aux Etats-Unis vivaient sous ce genre de régime, qui selon le juge Anthony Kennedy en 2015, « vous mène au bord de la folie, s’il ne vous rend pas complètement fou »[4]. Le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, Juan Mendez, a qualifié ces pratiques d’isolement, si elles sont appliquées de manière prolongée et illimitée, « comme torture ou traitement cruel, inhumain et dégradant, qui devaient être interdites. »[5]. Et d’ajouter que ces pratiques peuvent « engendrer des dérèglements psychologiques permanents ». Mendez a présenté son rapport devant l’Assemblée générale des Nations Unies le 8 octobre 2011. La Belgique était-elle absente ?

Special Administrative Measures

Mais Nizar Trabelsi n’est pas seulement en isolement dans la prison. Il est aussi soumis à un régime d’exception supplémentaire, les SAM (Special Administrative Measures). Ces mesures spéciales pour les terroristes interdisent au détenu tout contact avec le monde extérieur, les médias ou les organisations des droits de l’homme. La Loi sur les SAM[6] stipule que ces mesures « peuvent inclure la privation ou limitation de correspondance, de visites, d’interviews avec les médias, de l’utilisation du téléphone, pour protéger les personnes contre des actes de violence ou de terrorisme. »

Ainsi, les seuls contacts de Nizar Trabelsi avec le monde extérieur sont son avocat américain, sa mère, sa femme et ses enfants. Sa femme a droit à un appel téléphonique tous les quinze jours. Les conditions à respecter : un membre du FBI constamment à l’écoute, interruption de la communication tous les quarts d’heure avec répétition des règles : « pas de message d’une personne tierce, pas de déclarations à la presse ». Pendant plusieurs mois, les contacts téléphoniques ont été interrompus, sans raison. Ses commandes de cantine en dehors de la prison ne lui arrivent pas, ni ses lettres.

Au moment où des programmes de déradicalisation prétendent éduquer les jeunes contre la barbarie de Daesh, s’occuperont-ils aussi de la déradicalisation de nos autorités ?  




[1] Nizar Trabelsi, ex-footballeur professionnel tunisien, est arrêté à Bruxelles en 2001. Après deux ans de détention préventive et des aveux complets, il est condamné en 2003 à la peine maximale de 10 ans d’enfermement « pour avoir planifié un attentat terroriste contre la base militaire de Kleine Brogel». Le 11 avril 2008, les États-Unis demandent son extradition, sans présenter un nouveau dossier ; c’est une vengeance politique contre celui qui osé, même seulement par un plan, s’attaquer à une base militaire US en Belgique. La bataille juridique contre l’extradition cesse le 23 novembre 2011, avec la signature du ministre De Clerck (CD&V) qui accède à la demande américaine. Deux ans plus tard, après avoir purgé l’entièreté de sa peine, Trabelsi est extradé par la ministre de la Justice Turtelboom.
[2] Security Housing Unit, Intensive Management Unit, Special Management Unit, Administrative segregation, Control untis
[3] Dans la « Prisons, quel avenir ? » de Jean Bérard et Jean-Marie Delarue, La vie des idées, PUF, 2016 : Incarcération totale, l’enfermement en solitaire à l’ère de la prison de masse par Yasmine Bouagga

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