Ali Aarrass, l’ambassadeur marocain Mohamed Ameur et le quatrième émir

 

Ali Aarrass et l'ambassadeur Mohamed Ameur
photo La Dernière Heure 01-04-21,
montage DR

par Luk Vervaet

Première partie

Libéré il y a un an, après douze ans de détention dans les prisons espagnoles de Botafuegos à Algeciras, de Madrid III à Valdemoro, puis, après son extradition, dans les prisons marocaines de Salé II et de Tiflet II, Ali Aarrass est sorti de l’ombre. Depuis quelques mois, il témoigne devant les caméras. Dans toutes les langues qu’il maitrise, avec un calme remarquable, parfois en larmes quand il s’agit de la torture ou de sa famille, il témoigne de son innocence, de son arrestation, de son extradition, de sa torture et des mauvais traitements, de ses soi-disant aveux, de son procès inique, de son enfermement en isolement total. Cet homme de 59 ans, père de famille, raconte toutes ces années volées. Il met des mots sur l’indicible, sur ce qu’on ne souhaite pas entendre, quand il raconte avec une précision terrifiante les actes de torture qu’il a subis. Il ne doit pas chercher ses mots, ils sont entassés dans sa mémoire, depuis douze ans.

Des dizaines de milliers de personnes au Maroc, en Europe et au-delà, ont regardé ces vidéos. En témoignant, Ali se libère. Il nous rappelle ce qu’il nous a dit en 2014, quand il s‘est mis, avec Moses Akatugba, Miriam López Vargas et d’autres, à la tête de la campagne mondiale d’Amnesty international contre la torture. À ce moment déjà, un cri d’alarme a été lancé : « Nous assistons à une crise mondiale liée à la torture. Ces cinq dernières années, Amnesty International a signalé des cas de torture dans les trois quarts des pays du monde, soit 141 ».[1] Vous lisez bien : une crise mondiale liée à la torture. 

Le témoignage d’Ali Aarrass est un soutien précieux pour toutes les prisonnières et tous les prisonniers torturés, en particulier pour tous les détenus du Hirak, les Sahraouis, les journalistes et les artistes innocents dans les prisons marocaines. Il rend aussi honneur à ces centaines de militants et de sympathisants de la campagne Free Ali Aarrass qui l’ont soutenu pendant les douze ans de sa détention.

Ali Aarrass témoigne de son innocence. Il est comme les prisonniers irlandais innocents, accusés de terrorisme - the Guilford Four, the Maguire Seven, the Birmingham Six -, tous libérés après des décennies de détention et qui ont dénoncé les tortures subies dans les bureaux de police anglais. Il est comme ces ex-détenus innocents à Guantanamo, qui, malgré leurs vies brisées, ont tous écrit des livres revendiquant leur innocence et dénonçant la torture dans ce camp hors-la-loi : Murat Kurnaz, Moazzam Begg, Lakhdar Boumediene, Sami Al Hajj, Mohamedou Ould Slahi et tant d’autres.  


Ali Aarrass témoigne à visage découvert de ce qu’il a vécu au Maroc. Tout le monde comprend qu’il s’expose au danger. Tout le monde sait que si Ali avait quelque chose à se reprocher, il aurait intérêt à se taire et à rester dans l’ombre, à tourner la page et à essayer de recommencer une simple vie. Mais Ali est déterminé à lutter jusqu’à ce que justice soit faite : jusqu’à la reconnaissance de son innocence et jusqu’à la condamnation de tous ceux impliqués dans sa torture.

Le Maroc : le déni, toujours le déni

Dénoncer la torture, et par définition des actes commis dans le secret, inaudibles et invisibles du monde extérieur, vous expose inéluctablement au déni, à la vengeance des États concernés et au dénigrement de votre personne. Le témoignage contre la torture sera inévitablement taxé de nouvelle opération terroriste et/ou criminelle. 

Les témoignages d’Ali ont provoqué une onde de choc, si pas un séisme, dans les rangs des autorités marocaines. Un choc d’une telle amplitude qu’il paraît que même le bureau du nouveau commissaire européen à la Justice, l’ancien ministre belge des Affaires étrangères, monsieur Didier Reynders, a tremblé. Le bureau de celui qui a refusé de donner ne fût-ce qu’une toute petite protection consulaire à Ali Aarrass, l’abandonnant ainsi aux mains de ses bourreaux. 

Bien sûr, les autorités marocaines s’attendaient à une dénonciation de la torture de la part d’Ali Aarrass. Mais pas à ce point. Pas avec une telle ampleur. Dès lors la contre-attaque ne s’est pas fait attendre. Tous ceux qui pouvaient être appelés l’ont été. Pour essayer d’endiguer la vague de solidarité avec Ali Aarrass et l’indignation face au traitement qu’il a subi.

D’abord, Il y a eu ceux et celles chargés d’inonder les réseaux sociaux avec des messages de haine contre Ali.

Puis, ils ont sorti un cadavre du placard, un certain Soumah Abdelrazzak, célèbre inconnu, condamné à perpétuité dans les années 1980, qui se présente comme, je cite, « le quatrième émir du mouvement des moudjahidines du Maroc ». Rien que ça. Ce monsieur s’est déjà fait connaitre dans le passé pour ses attaques contre d’autres ex-prisonniers politiques torturés. Comme nous le verrons dans un article suivant, dans le cas d’Ali Aarrass, il se dépasse et il frôle le ridicule.

Les menaces de l'ambassadeur 

Ensuite, Mohamed Ameur, l’ambassadeur marocain en Belgique et son service de presse ont envoyé une lettre d’accusation contre Ali Aarrass, en français et en néerlandais. À toutes les personnalités de leurs carnets d’adresse en Belgique : des journalistes, des avocats, des responsables d’ONG, du secteur culturel, des académiciens. La lettre a été reprise dans la presse marocaine[2]. L’ambassadeur y prend à témoins la Belgique et l’Espagne : « Les autorités belges et espagnoles connaissent les détails de ce dossier ». À  deux reprises, l’ambassadeur met l’accent sur le rôle décisif du Maroc dans la lutte antiterroriste en Europe, à laquelle Ali Aarrass porterait atteinte : « Il s‘agit d’une opération pour discréditer le Maroc qui collabore avec les pays européens pour déjouer des attentats terroristes planifiés », et encore : « C’est grâce à la collaboration avec le Maroc que dans plusieurs pays des attentats terroristes planifiés ont été déjoués ». C’est un avertissement à peine déguisé : vous avez intérêt à mettre fin à cette histoire de torture d’Ali Aarrass, si vous voulez qu’on continue à vous protéger. Sinon on pourrait ne pas vous avertir quand il y a un attentat qui se prépare. Hallucinant ! Cette menace est encore plus clairement exprimée dans une interview sur l’affaire Ali Aarrass que l’ambassadeur accorde à la Dernière Heure, qui commence ainsi : « On ne sait pas assez à quel point la collaboration entre le Maroc et la Belgique est essentielle à votre sécurité. Cette collaboration avec les services européens, y compris avec les services belges, a permis de mettre en échec plusieurs attentats. En janvier, alors que la nouvelle administration Biden s’installait, un projet d’attentat a été déjoué aux États-Unis grâce aux services marocains. Alors oui, nous nous sommes sentis blessés et c’est pourquoi je réagis[3] 

Quelques jours plus tard, le 8 avril 2021, l'ambassadeur envoit un nouveau communiqué à toutes les personalités. Pour souligner ses menaces et le role indispensable du Maroc si on veut être protégé contre des attentats, il met comme titre : 

"Le Maroc à l’avant-garde dans la traque des réseaux terroristes à l’échelle internationale"

Voici le contenu du communiqué : "Dans le cadre de ses efforts pour la prévention et la lutte contre le terrorisme et son niveau intense de coopération sécuritaire avec ses partenaires, le Royaume du Maroc,par le biais de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST),vient dedéjouer, une fois de plus,un projet terroriste imminent,en transmettant le 1er avril courant aux services de renseignements français des informations précises concernant une jihadiste française quiétait en phase finale d’exécution de son projet terroriste suicidaire visant un lieu de culte en France (église). Sur la base de ces renseignements, les autorités françaises compétentes ont procédé, les 3 et 4 avril à des opérations d’interpellations et de saisies ayant permis de neutraliser les risques de ce projet terroriste.Cinq femmes y ont été interpellées à Béziers, dans le sud de la France.

Ce n’est pas la première fois que les services de sécurité marocains alertent leurs homologues étrangers et participent à la mise en échec de projets d’attentats terroristes de par le monde. La dernière opération en date remonte au mois de janvier 2021, quand les services américains ont déjoué un projet terroriste qui allait être perpétré par un soldat américain sur le mémorial du 11 septembre à Manhattan à New-York grâce aux informations qui leur ont été communiquées par les services marocains.

L’engagement du Maroc dans la lutte contre le terrorisme et sa coopération intense avec ses partenaires s’inscrit dans le cadre de l’adhésion du Maroc aux mécanismes de coopération internationale de lutte contre les organisations terroristes, de consécration de la paix et de la stabilité dans le monde.

Très Cordialement. 

Ambassade du Royaume du Maroc en Belgique et au Luxembourg, Bd. Saint-Michel 29, 1040 Bruxelles, https://www.facebook.com/MarocenBelgique/# , https://twitter.com/AmbMarocBeLux".  

L'ambassadeur marocain ne se réalise pas que son discours est au moins suspect. Comment explique-t-il que les services de police marocains soient toujours mieux informés que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) française ou que  la CIA ou le FBI américain ? Á cause de leur collaboration avec le Mosad ? Parce qu'ils ont infiltré ces groupes djihadistes et savent tout à l'avance ? Ou, comme le prétendent certains, parce qu'ils poussent eux-mêmes au terrorisme ? La question reste ouverte.    

Enfin, des médias s’y sont mis à leur tour, diffusant le témoignage de l’émir. Je l’ai retrouvé sur au moins une vingtaine de sites différents. Dont, en Belgique, celui de la DH (Gilbert Dupont).

Quant au contenu de toute cette opération médiatique : rien de nouveau. Très simple, sans imagination : Ali Aarrass est un terroriste. Et donc, tout ce qu’il dit est faux, c’est sa manière de détourner notre attention de la question du terrorisme, sa torture n’a jamais existé. Et les autorités belges et espagnoles se taisent. Point final.


Un rapport accablant du ministère des affaires étrangères des Etats-Unis contredit les autorités marocaines  

Pas de chance pour tous ceux qui se mettent à propager le déni marocain, quand même les amis les plus proches du Maroc, ceux qui donnent des leçons sur le respect des droits humains dans le monde entier, lèvent le doigt pour dénoncer la torture dans ce pays.

Ainsi, le 31 mars 2021, un rapport du Département d’État américain (ministère des Affaires étrangères) sur les droits de l’Homme[4] dénonce la torture au Maroc et le refus systématique des autorités à examiner les plaintes.

En voici quelques extraits : « … Des membres des forces de sécurité ont commis certains abus relatifs aux droits de l'Homme, dont la torture, de graves restrictions à la liberté d’expression et la corruption… Entre le 1er janvier et le 31 août 2020, le Conseil national des droits de l’Homme marocain (CNDH) avait ouvert des enquêtes sur 28 plaintes pour torture ou traitements dégradant ». Le rapport indique que « la constitution et la loi interdisent la torture et le gouvernement a nié autoriser le recours à la torture. Le 19 mars 2020, le Parlement a adopté une loi pour financer la formation de médecins en médecine légale afin d'identifier les signes de torture et d'abus ». Mais en réalité rien ne change : « Le Groupe de travail des Nations-Unies sur la détention arbitraire, des organisations non gouvernementales de défense des droits de l'Homme et des médias ont documenté des cas de non-respect par les autorités des dispositions de la loi anti-torture, y compris le défaut de procéder à des examens médicaux lorsque des détenus alléguaient des actes de torture ». « Au 11 août, l'administration pénitentiaire (DGAPR) a signalé que la cour d'appel de Fès avait reçu deux plaintes contre la torture en 2019. Dans les deux cas, des prisonniers ont affirmé avoir été battus et insultés à Al-Hoceima. Le gouvernement a ouvert une enquête qui a conclu que les deux allégations n'étaient pas fondées. En avril, la CNDH a publié un rapport confirmant que des responsables de la sécurité avaient soumis un détenu de la prison de Souk Larbaa, dans la province de Kénitra, à la torture et à des traitements dégradants. La DGAPR a ouvert une enquête sur les réclamations, qui s’est poursuivie à la fin de l’année. Au cours de l’année, 20 plaintes pour torture ou traitements dégradants ont été déposées auprès du Bureau du Procureur général. Le bureau a clos 15 dossiers, et l’un d’entre eux faisait toujours l’objet d’une enquête à la fin de l’année ».

« En mars, la CNDH a publié un rapport sur 20 allégations de manifestants du Hirak selon lesquelles ils auraient été torturés pendant leur détention; le rapport a déterminé que ces allégations, mises en évidence dans un rapport d'Amnesty International daté du 19 février, n'étaient pas fondées. En janvier, l'épouse d'Abdelqader Belliraj, qui purge une peine d'emprisonnement à perpétuité pour des accusations liées au terrorisme, a déclaré à Human Rights Watch (HRW) que Belliraj était privé de tout contact avec d'autres détenus depuis 2016 et maintenu en détention 23 heures par jour. HRW a qualifié ces mesures d'inhumaines. Selon les médias, la DGAPR a contesté la validité des allégations, déclarant que Belliraj recevait une pause d'une heure chaque jour, ce qui permettait d'interagir avec d'autres détenus et était autorisé à visiter sa famille. Belliraj a affirmé qu'il avait été condamné sur la base d'aveux obtenus sous la torture policière ». 

« Les forces de sécurité ont souvent détenu des groupes d'individus, les ont emmenés au poste de police, les ont interrogés pendant plusieurs heures et les ont relâchés sans inculpation. Comme les années précédentes, les ONG ont affirmé que la corruption et l'influence extrajudiciaire affaiblissaient l'indépendance de la justice. Les autorités ont souvent refusé aux avocats l'accès en temps opportun à leurs clients, certains juges auraient rejeté les demandes de la défense d'interroger des témoins ou de présenter des témoins ou des éléments de preuve atténuants. Le gouvernement a intimidé des militants et des journalistes, les traduisant souvent en justice pour des affaires apparemment sans rapport avec le journalisme ou les activités politiques. Entre novembre 2019 et janvier 2020, des ONG ont signalé que 10 personnes avaient été arrêtées pour avoir "offensé des fonctionnaires et des institutions publiques ».

Les autorités et les médias marocaines ne réalisent même pas à quel point leurs déclarations contre Ali Aarrass minent le peu de crédibilité qui leur reste. Non seulement au Maroc mais aussi au niveau international.

 

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