Police ou Équipes médicaux ? Retour sur un infanticide qui aurait pu être évité



 (Cet article est basé sur des faits réels. J’ai changé les noms des personnes et des lieux, par respect et par protection de la victime, de l’auteure et de sa famille. Cet article n’a pas comme objectif d’accuser des policiers individuels, impliqués dans cette affaire, mais bien de poser des questions sur le rôle de la police dans des situations de crises mentales).  


Marie est une amie que je connais depuis une dizaine d’années. Ces dernières années, je lui rend visite chaque mois. Au moins, c’était le cas avant qu’éclate la crise du Covid, à la suite de laquelle toutes les visites étaient interdites, faisant sombrer les détenues et patientes dans un isolement encore plus grand.  

Oui, mon amie est détenue. Elle est une patiente dans un hôpital psychiatrique. Elle est en détention depuis près de 6 ans, d’abord en prison et depuis cinq ans en hôpital psychiatrique. Une nuit en février, dans une crise psychique extrême, elle a tué son enfant, âgé de 8 ans. Un enfant que j’ai connu lorsque je me rendais chez elle pour donner quelques leçons de néerlandais à ses deux enfants. Des enfants qu’elle aimait et soignait de tout son cœur, j’en suis témoin. Des enfants qu’elle élevait toute seule, son mari étant parti depuis des années.

Un infanticide. Chose indicible. Irréparable. Impardonnable pour la société. En opposition totale avec l’image de la maman protectrice, qu’on porte tous en nous. Impardonnable aussi pour ses connaissances et des anciens amis, qui lui ont tourné le dos. Et dont certains, qui se croient juges, allaient jusqu’à demander l’exécution de cette catégorie de mères indignes.

Et si je vous dis, que lors de mes visites chez elle, j’ai vu plus de larmes de chagrin qui coulaient de ses joues, que de sourires. Que j’y reviens chaque fois touché par ses regrets, par sa tristesse profonde, par son sentiment de culpabilité qui l’écrase pour le restant de ses jours. Mais aussi, par sa volonté d’essayer de vivre malgré tout, tout en se posant la question si elle a encore une place sur cette terre, maintenant qu’elle est seule, toute seule. Je la vois essayer à surmonter les obstacles, de continuer son traitement médical et son suivi médical de manière on ne peut plus stricte, d’aider des autres avec la gentillesse et la générosité qui l’ont toujours caractérisées.

Oui, Marie est une femme gentille et sociale, qui sait fonctionner normalement, comme vous et moi. Mais elle est aussi une femme avec une maladie. Les années précédant ce jour meurtrier, elle avait déjà été reprise, plusieurs fois et parfois pendant des mois, avec ou contre son gré, dans des hôpitaux psychiatriques. Elle en est sortie chaque fois avec des médicaments qu’elle devait prendre obligatoirement pour maitriser sa dépression et ses démons. Mais sans accompagnement médical obligatoire.

Pendant les semaines qui précédaient le drame, elle avait arrêté de prendre ses médicaments. Pendant des nuits et des nuits, elle ne dormait plus du tout. Pas une seconde. Oui, me diriez-vous, mais, c’est de sa faute. Bien sûr. Mais combien de personnes sous traitement médical, surtout quand elles sont seules et isolées, ne décident pas d’arrêter leur médication à un moment où elles se sentent mieux et quand les médicaments leur semblent empêcher un fonctionnement normal ? Et est-ce correcte de faire porter la responsabilité totale d’un drame par une personne en état de crise psychique, sans mettre en cause la responsabilité de ceux et celles qui auraient dû intervenir ?

Les jours qui précèdent le drame, la maman de Marie en visite chez sa fille, constate que ça ne va pas du tout, que sa fille ne prend plus ses médicaments. Elle et la sœur de Marie décident d’alerter les services de secours. Elles savent qu’il y a danger. Que la situation est critique. La sœur contacte médecins, hôpitaux, centres psychiatriques et la police de la commune où elle habite. Sans arrêter. Du côté médical elle se heurte à la réponse que si une patient psychiatrique ne rechute pas dans les deux ans, il faut recommencer les procédures à zéro, on ne peut pas l’interner comme ça, contre son gré. Il y a toute un procédure à suivre, comme on peut le lire aussi sur le site d’un hôpital : « La famille tire la sonnette d'alarme lorsqu'elle remarque des symptômes qui comportent un danger potentiel. Elle peut alors s'adresser à la police ou au Procureur du Roi. Mais, en dernier recours, c'est le Juge de Paix qui décide de l'admission forcée, après avoir pris connaissance de l'avis d'un psychiatre. Par la suite, la famille joue encore un rôle important. Elle donne des informations sur le malade, l'évolution de la maladie et ses antécédents »[1]. On peut comprendre que la loi veut et doit protéger toute personne contre un internement injustifié. Mais quand les proches, qui connaissent la personne malade, lancent un cri d’alarme pour protéger la personne et ses enfants, faut-il leur faire subir tout un calvaire pour obtenir une intervention immédiate urgente où la police se voit attribuer un rôle de premier plan ?

La sœur de Marie suit les règles, elle fait ce qu’on lui demande : elle téléphone à la police pour demander qu’ils aillent sur place et appellent une ambulance. Elle téléphone si souvent qu’à un certain moment, elle entend dire un policier, je cite : « vous téléphonez encore pour ce bazar-là ?

N'empêche que, grâce à son insistance, une patrouille de la police se rend sur place. Mais les policiers ne constatent rien d’anormal. Selon le parquet : " la mère était calme et les enfants étaient en bonne santé. Rien ne laissait croire qu’un drame familial allait se produire". Affaire classée. Le drame allait se produire quelques heures après le départ de la police.

Et si, au lieu d’une patrouille de police, une équipe médicale était allée sur place ?

Je n’accuse pas les policiers qui sont allés sur place de ne pas avoir fait leur boulot correctement. Je ne fais pas partie de ceux qui n’acceptent plus qu’il y a erreur ou faute humaine. Mais il y a lieu de demander des comptes de la part de nos instances.

Parce que ce genre d’interventions ne devait pas être le travail de la police, qui n’a pas les compétences médicales nécessaires et qui n’est pas capable d’écouter les cris d’alarme d’une famille sans s’en moquer.

Une crise psychique ne devait pas être traitée par la police. Elle devait être traitée par une équipe médicale compétente. Une équipe qui connaît le dossier médical de la personne. Qui est équipée pour aller sur place, pour constater, examiner, évaluer médicalement ce qui se passe et prendre les mesures nécessaires. Bien sûr, il est toujours possible que même une équipe médicale se trompe, mais elle a au moins la capacité de reconnaitre une personne en détresse, de la sortir de son isolement, de reconnaître si une personne qui n’a pas dormi pendant une semaine etc. Oui, une intervention médicale aurait pu éviter le pire.  

Nous touchons à une question clé des politiques actuelles dans nos sociétés. Les événements encore frais dans la mémoire le prouvent.

D’abord, si la police intervient contre des personnes en crise mentale, il y a quasi inévitablement, pour ne pas dire toujours, la possibilité de violence. Même mortelle, comme on a vu dans le cas de Jonathan Jacobs ou de Jozef Chovanec.

Ou bien, quand la personne en crise ne montre pas de signes d’agressivité ou de détresse manifeste vers l’extérieur, la police, qui raisonne en termes de violence, constate qu’il n’y a rien à signaler et que la famille ne s’inquiète pour rien. Avec les conséquences, elles, parfois mortelles aussi. 

Ne sommes-nous pas confrontés à une police qui prend de plus en plus de place dans la société pour régler tous les problèmes imaginables, avec en parallèle une diminution des moyens et du personnel de soin ? La création de nouvelles prisons avec des lits supplémentaires n’est-elle pas en train de dépasser la création du nombre de lits dans les hôpitaux ?

Le constat fait sur le site de l’hôpital déjà cité nous le fait craindre : « Le nombre de lits d'hospitalisation en psychiatrie a en outre drastiquement diminué ces dernières décennies. Il n'y a de ce fait tout simplement pas suffisamment de lits pour une partie des patients qui se présentent volontairement. Il se constitue ainsi un cercle vicieux : pas de place, moins d'admissions volontaires, plus de mise en observation, encore moins de place. Autre conséquence du manque de lits : les admissions forcées sont parfois interrompues plus tôt qu'il n'est souhaitable pour faire place à de nouveaux patients. ».

Police et maladie mentale

Après le meurtre de George Floyd, le mouvement de Black Lives Matter (BLM) a mis aussi la question du rôle de la police dans le traitement des personnes en crise mentale sur la table. Aux Etats-Unis « la moitié des meurtres policiers sont commis contre des personnes en crise psychiatrique sévère »[2].  Ce constat vaut aussi pour nos pays[3]. Tout comme les remèdes proposées par BLM sont d’actualité pour nous : il faut transférer des fonctions qui sont actuellement faites par la police vers des institutions de soin qui peuvent intervenir d’une manière appropriée. Il faut retirer des moyens financiers de la police (Defund the police) vers ces secteurs de soin, et vers des investissements dans des habitations décentes, des emplois, des écoles. Cette idée est déjà reprise dans certaines villes. La ville de Austin par exemple a pris des fonds destinés à la police pour acheter un hôtel pour y loger des sans-abris. Le conseil communal a l’intention d’installer ce genre d’hôtels dans chaque district de la ville. La ville a mis sur pied un laboratoire de médecine légale indépendant de la police. Elle a décidé de détacher de la police son numéro pour les appels d’urgence 911. Des fonds supplémentaires seront attribués aux premiers intervenants en santé mentale par une équipe mobile élargie d'intervention en cas de crise[4]. Une manière de prendre les choses en main qui est en train de se faire un chemin dans d’autres villes : « San Francisco, Albuquerque et Los Angeles s'apprêtent tous à introduire des systèmes similaires pour remplacer les flics par des professionnels formés et non armés pour répondre aux appels d'urgence non criminels »[5].

La pensée abolitioniste de Black Lives Matter se fraie son chemin. Si la mort de la petite victime peut avoir un sens c’est dans ce sens qu’il faudra aller, aussi dans notre pays.

 

 

 



[3] Voir par exemple les Pays-Bas où l’organisation Control Alt Delete lance un cri d’alarme : « Depuis le début de 2020, douze personnes sont décédées sous la responsabilité de la police. Neuf sur douze montraient un « comportement confus ». Cette disproportion est inquiétante. Nous appelons à des examens approfondis qui dépassent les cas individuels pour éviter ces incidents à l'avenir ».Cité dans, Le meurtre de George Floyd, Luk Vervaet, Antidote, 2020

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