« Tant qu’il se comporte bien, il ne sera pas torturé » ou les garanties américaines pour l'extradition de Julian Assange

Photos par Monique Dits, Comité Free Assange Belgium

Le 4 janvier 2021, la juge britannique Vanessa Baraitser a refusé l'extradition de Julian Assange vers les États-Unis pour raisons médicales. Assange risque une peine maximale de 175 ans de prison (de facto la prison à vie) aux États-Unis si les dix-huit chefs d'accusation (violations de l'Espionage Act de 1917 et du Computer Fraud and Abuse Act de 1986) sont confirmés.

Baraitser a refusé l'extradition parce que la santé mentale d'Assange était si préoccupante qu'il y avait un risque qu'Assange se suicide s'il était enfermé dans une prison supermax américaine et/ou placé sous un régime de mesures administratives spéciales (SAM, Special administrative measures). Il s'agissait d'une rare reconnaissance officielle de l'horreur du système carcéral américain[1], et d'une confirmation des publications scientifiques[2] et des résolutions des Nations Unies[3] qui assimilent l'isolement prolongé dans une prison supermax à de la torture, tout comme les SAM qui coupent complètement le prisonnier du monde extérieur.

Baraitser a fondé son verdict sur le rapport psychiatrique du professeur Michael Kopelman et peut-être aussi sur les témoignages concernant le système carcéral américain. Mais avec son verdict, elle a laissé la porte grande ouverte à l'extradition d'Assange. En ce qui concerne le contenu des accusations, elle s’est rangée résolument du côté américain. Elle savait pertinemment qu'un verdict fondé uniquement sur la santé mentale d'Assange ne signifie que le report de l'exécution. La santé mentale est en effet discutable et variable dans le temps. Enfin, elle sait que ce n'est pas la première fois que les tribunaux britanniques se penchent sur l’argument des conditions de détention dans les prisons supermax américaines pour s’opposer à l'extradition vers ce pays.

Ainsi, il y a une dizaine d'années, la Grande-Bretagne avait approuvé l'extradition vers les États-Unis de six personnes soupçonnées de terrorisme, dont quatre ressortissants britanniques. Ces derniers ont contesté la décision devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Ils se sont opposés à leur extradition en invoquant les conditions de détention aux États-Unis, la durée possible de la peine, les SAM et l'état de santé de trois d'entre eux. L'un d'eux souffrait du syndrome d'Asperger. En 2012, la CEDH a donné raison à la Grande-Bretagne. La CEDH a jugé qu'il n'y avait « aucun risque que les droits de l'accusé soient violés devant un tribunal américain ». « Que s'il existe en effet une interdiction absolue, en vertu de l'article 3 de la Convention européenne, d'extrader une personne en cas de risque de véritable torture, cela ne s'applique pas à toute forme de mauvais traitement éventuel ». « La question décisive, disait encore la Cour, est de savoir si le risque est réel ou si des garanties diplomatiques et judiciaires sont prévues ». Suite à ce jugement, les accusés ont été extradés vers les États-Unis[4].

C'est contre ce scénario que le rapporteur spécial des Nations Unies contre la torture, Nils Melzer, a mis en garde. Tous les arguments américains considérant « le journalisme d'investigation comme de l'espionnage et de la trahison ont été acceptés, a-t-il dit, il suffira au gouvernement américain de donner quelques assurances sur les conditions de détention d'Assange pour obtenir malgré tout son extradition »[5].


7 juillet 2021 : les trois garanties

Melzer avait raison. Le 7 juillet, la Haute Cour britannique décide que le gouvernement américain est autorisé à contester « en partie » le verdict du 4 janvier. Selon la Cour, le gouvernement américain n'a pas eu l'occasion de présenter à la justice britannique ses garanties sur le traitement d'Assange.

Ainsi, les autorités américaines pourront les présenter lors du procès en appel. Elles se lisent comme suit. D'abord, Assange ne sera pas enfermé dans une prison supermax comme celle d'ADX Florence. Deuxièmement, il ne sera pas placé sous régime SAM. Mais, spécifient les garanties : « Ceci est valable tant qu'il n'entreprendra pas quoi que ce soit qui nécessiterait le recours à des SAM ou à un enfermement en ADX »[6]. Troisièmement, s’il est condamné, Assange pourra purger sa peine en Australie, son pays natal.

Concernant les deux premières garanties, c'est très simple. L'avocate Julia Hall, spécialiste de la sécurité nationale et des droits de l'homme à Amnesty International, en disait ceci: « Les États-Unis disent : nous garantissons qu'Assange ne sera pas enfermé dans une prison de haute sécurité, qu'il ne sera pas soumis à des SAM (mesures administratives spéciales) et qu'il recevra les soins de santé nécessaires. Mais s'il fait quelque chose qui ne nous plaît pas, nous nous réservons le droit de le mettre dans une prison de haute sécurité et de lui imposer des mesures administratives spéciales. Ce ne sont donc pas du tout des garanties, ce n'est pas du tout fiable, c'est promettre quelque chose et se réserver le droit de ne pas tenir sa promesse. J'étudie les programmes d'extradition américains depuis près de deux décennies. Ce que les États-Unis font, c'est saper l'interdiction internationale de la torture. »[7]

Quant à la troisième garantie, le droit de purger son éventuelle peine de prison en Australie, les États-Unis oublient de mentionner que pour l'obtenir, il est nécessaire  d'avoir d'abord tenté toutes les formes possibles de recours contre la condamnation aux États-Unis. Quelque chose qui peut prendre dix ans voire plus[8].

11 août 2021 : Extension du droit d'appel américain de deux points supplémentaires

Les États-Unis n'ont pas jugé suffisante l’acceptation partielle de leur demande d'appel. Ils ont saisi la justice britannique pour obtenir le droit de contester d'autres éléments de l'arrêt du 4 janvier. Cela s'est produit le 11 août, lorsqu'un tribunal britannique a également accepté ces nouvelles demandes américaines.

Tout d'abord, les États-Unis ont obtenu le droit de contester la légitimité du rapport psychiatrique du professeur Michael Kopelman, sur lequel la juge Baraitser avait fondé sa décision de refuser l'extradition. Dans son rapport, Kopelman n'aurait pas mentionné la relation d'Assange avec sa fiancée Stella Moris pendant son séjour à l'ambassade d'Équateur. Selon les Américains, Baraitser n'avait pas non plus écouté l'avis de deux autres experts qui ne partageaient pas le point de vue de Kopelman sur la santé d'Assange.

Pour miner la crédibilité de Kopelman, les autorités américaines ont également déposé un article d'une revue psychiatrique dans lequel il fait l'éloge de Gareth Peirce, l'avocat des Birmingham Five (les cinq Irlandais accusés à tort d’être des membres de l’IRA, responsables d’un attentat) et de prisonniers de Guantanamo. Ceci démontrerait que Kopelman n'est pas un spécialiste neutre et objectif.

Deuxièmement, les États-Unis voulaient remettre en question le fait que l'état de santé d'Assange soit si grave qu'il puisse se suicider et que les autorités américaines seraient incapables de l'empêcher. Au cours de l'audience, Clair Dobbin, l'avocat du gouvernement américain, a fait valoir qu'Assange n'était « pas si malade » pour qu'on puisse élaborer un éventuel scénario de suicide. « Il n'y a pas de rapport sur les antécédents psychiatriques d'Assange », a-t-elle déclaré, « et il n'y a pas eu mention du syndrome d'Asperger dont il souffrait jusqu'au moment de son éventuelle extradition. Les problèmes de santé mentale d'Assange n'atteignent pas le seuil légalement requis pour empêcher une extradition»[9].

L'audience de l'appel des États-Unis a été fixée pour les 27 et 28 octobre prochain.

Pendant ce temps, tout est mis en place pour forcer l'extradition

Bien que son extradition ait été refusée en raison de son état de santé dramatique, Assange reste derrière les barreaux de la prison de Belmarsh et s'est vu refuser la libération sous caution.

À la demande du ministre des Affaires étrangères de l'Équateur, Julian Assange a été déchu de sa nationalité équatorienne. Assange avait obtenu la nationalité équatorienne en janvier 2018. Une citoyenneté qui aurait pu faire obstacle à son extradition car il n'existe pas de traité d'extradition entre l'Équateur et les États-Unis.

Le 1er août 2021, l'ami d'Assange, Craig Murray, ancien diplomate britannique et lanceur d'alerte, a été placé pour huit mois derrière les barreaux. Il a été condamné pour ses publications dans le cadre du scandale écossais Salmond. Avec lui, un allié important d'Assange disparaît de la scène pour un moment. Ses rapports quotidiens lors des audiences d'extradition en février et septembre 2020 ont été lus dans le monde entier.

 La fin de la guerre en Afghanistan, mais pas pour Assange ?

WikiLeaks et Assange ont publié des milliers de documents secrets américains à propos de crimes commis par les Américains dans les guerres d'Afghanistan et d'Irak. Selon un institut de recherche, entre 218 000 et 241 000 personnes sont mortes, conséquence directe de la guerre[10]. Les George W. Bush. Tony Blair, David Petraeus, Paul Wolfowitz. John Bolton et tous les autres responsables de ce massacre accusent aujourd'hui Assange et WikiLeaks d'avoir « du sang sur les mains » en raison de la publication des noms de soldats et de collaborateurs afghans.

 Les journaux de guerre afghans de WikiLeaks ont précisément précipité la fin de l'effusion de sang, en révélant au monde entier les crimes et l'ampleur cachée de la guerre. Tout comme les publications des Pentagon Papers par Daniel Ellsberg l'avaient fait pendant la guerre du Vietnam.

 Daniel Ellsberg et Julian Assange

Daniel Ellsberg est un analyste militaire qui a travaillé pour l'armée américaine. En juin 1971, il y a exactement 50 ans cette année, il a divulgué les Pentagon Papers, des documents secrets qui exposaient les mensonges du gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Le 3 janvier 1973, Ellsberg a été inculpé en vertu de la même loi que celle par laquelle Assange est inculpé aujourd'hui : l'Espionage Act de 1917, en plus des accusations de vol et de conspiration. Il risquait alors une peine maximale de 115 ans. Mais au cours de son procès, il est apparu que le gouvernement américain avait mis en place des écoutes illégales à son encontre, qu'il avait organisé des cambriolages chez son psychiatre pour tenter de le discréditer, et qu'il existait même des plans pour éliminer physiquement Ellsberg par l'intermédiaire de ,mercenaires cubains.

 Contrairement à Assange, Ellsberg n'a pas été envoyé en prison en attendant son procès. Le gouvernement américain y est allé tellement fort que, le 11 mai 1973, le tribunal a abandonné toutes les charges contre Ellsberg. Le scandale du Watergate, qui s'est déroulé parallèlement au procès d'Ellsberg, a entraîné la chute du président Nixon et de ses associés en 1974. The Times they are a changing , chantait Bob Dylan, mais dans le cas d'Assange, c'est dans la mauvaise direction.

 Ellsberg a témoigné au procès d'Assange. Dans ses interviews, il a déclaré : « Ce dont il est coupable, je le suis aussi. Nos motivations sont similaires. La différence est que j'étais une source, il est un éditeur. Je me reconnais complètement en lui. Les publications de WikiLeaks sur les guerres en Afghanistan et en Irak ont montré que la torture est devenue la chose la plus normale au monde »[11]. Les publications de WikiLeaks sont l'une des révélations les plus importantes et les plus véridiques du comportement secret et criminel de l'État dans l'histoire américaine. Le public américain avait le droit de savoir ce qui était fait en son nom. La publication non autorisée de documents secrets était le seul moyen d'accorder ce droit au peuple »[12].

 Tout au long de sa vie, Ellsberg, aujourd'hui âgé de 90 ans, est resté fidèle à son engagement contre les guerres américaines. Au début de cette année, en guise d'avertissement contre un conflit imminent avec la Chine, il a publié des documents secrets de 1958 montrant que les autorités américaines prévoyaient une attaque nucléaire contre la Chine, au cas où un conflit militaire ne pourrait se résoudre par des armes conventionnelles.

 Le courage et la ténacité d'Ellsberg sont une source d'inspiration dans notre combat pour la libération de Julian Assange.

[2] https://ccrjustice.org/sams-report The Darkest Corner: Special Administrative Measures and Extreme Isolation in the Federal Bureau of Prisons https://www.counterpunch.org/2020/09/16/assange-on-trial-supermax-prisons-and-special-administrative-measures/

[5] Cité par Viktor Dedaj https://www.facebook.com/viktor.dedaj

[6] Littéralement : “unless he were to do something subsequent to the offering of these assurances that meets the tests for the imposition of SAMs or designation to ADX”.

[7] Le site Internet Il Fatto Quotidiano a interviewé l'avocate Julia Hall, experte en sécurité nationale et droits humains à Amnesty International, qui a passé les deux dernières décennies à travailler sur les thèmes des restitutions extra-légales, les sites noirs de la CIA et Guantanamo. https://www.ilfattoquotidiano.it/in-edicola/articoli/2021/07/24/julia-hall-amnesty-international-expert-on-national-security-assange-should-be-released/6272346/

[8] Ce n'est bien sûr pas comparable, mais pour illustrer l’attitude américaine concernant les transferts vers un pays d'origine, il est bon de penser un instant à Rudy Vandenborre qui est en cellule américaine depuis 30 ans et a supplié aussi longtemps son transfert en Belgique.

[9] https://www.theguardian.com/media/2021/aug/11/julian-assange-loses-court-battle-stop-us-expanding-extradition-appeal

[10] https://watson.brown.edu/costsofwar/figures/2021/human-and-budgetary-costs-date-us-war-afghanistan-2001-2021

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