« Si votre voisin blanc commence à porter ce T-shirt, alertez la police ! » Réflexions sur la société de délation à sens unique.
(Photo la marque fasciste italienne Pivert :
A première vue, la marque semble anodine et rien ne laisse présager d’un
projet émanant de la sphère néo-fasciste. Discrètement sur le polo, sur les
sweatshirts, les vestes et les casquettes, vous ne voyez qu’un petit P avec un
pivert stylisé. De loin, les produits pourraient être confondus avec les
vêtements de marques comme Ralph Lauren, Fred Perry ou encore Lyle & Scott.
Pourtant cette marque est un pur produit de l’extrême-droite italienne. Source )
Si votre voisin blanc commence à
mettre un T-shirt avec un petit P ou un sweater de la marque Lonsdale, alertez tout de suite la police. Même s’il ne le fait pas consciemment, faites votre devoir
de citoyen : cette personne est peut-être en train de se radicaliser et
pourrait commettre un attentat portant la signature de l’extrême-droite.
Vous savez qu'il y a peu de chances que les services de l'antiradicalisation vous prennent au sérieux. Le
policier ou l’employé fraîchement engagé
dans ce service va probablement vous répondre que vous avez trop d’imagination.
Que vous avez mal compris les directives antiterroristes : il s’agit de
signaler des terroristes potentiels islamistes, c'est-à-dire les djellabas, les
voiles et les pantalons trop courts, mais pas ce genre de T-shirts ou sweaters innocents. Mais vous ne vous
laissez pas faire, vous sortez de votre poche un pense-bête avec une petite liste que vous
avez préparée. Et vous dites : Mais, monsieur ou madame, il y a quand même
Anders Breivik, Beate Zschäpe, Thomas Mair, James Fields Junior, Luca Traini,
Brenton Tarrant, Stephan Ernst, Philip Manshaus, Patrick Crusius… pour ne citer que les noms de quelques terroristes fascistes
blancs, n'est-ce pas ? Et ils vous répondront : ne vous inquiétez pas, on s’en occupe
aussi...
Deux poids, deux mesures
Sortons donc de ce bureau
imaginaire et voyons la réalité en face : dans tous les appels à la
dénonciation et à la délation de la radicalisation, il s’agit de dénoncer tout
changement vestimentaire ou d’habitude de votre voisin musulman. Et non celui de
l’extrême-droite. Pour ces derniers, pas de processus de radicalisation : ils
ne seront inquiétés qu’au moment du passage à l’acte.
L’attentat de Bayonne
Prenons le cas de Claude Sinké, l’homme de 84 ans qui a
commis une attaque terroriste contre la mosquée de Bayonne le 28 octobre. Formé
militairement pendant sa jeunesse, candidat du Front national (FN) en 2015, fan
d’Éric Zemmour, psychologiquement perturbé, monsieur Sinké était « inconnu des
services de police et de renseignement ». En revanche, à
Saint-Martin-de-Seignanx, une commune de 5000 habitants dans les Landes, où il
habitait, il était, selon la presse, « connu de TOUS [c’est
moi qui souligne] dans la commune pour son verbe et ses propos extrêmes
». Comment expliquer qu’il n’a jamais été signalé ? Parce que le discours de
haine est devenu tellement habituel et que faisant partie
de la pensée dominante il n’inquiète plus
personne. Trois jours avant son attentat, Claude Sinké avait encore écrit une
lettre au journal Sud Ouest que celui-ci a
refusé de publier à cause de son caractère, je cite, « discriminatoire,
xénophobe et diffamatoire ». Là non plus, toujours pas de « faible signe de
radicalisation » à signaler. Il a fallu attendre son attentat. Et par la suite,
on n’a pas vu le président ou son ministre appeler la population à la délation
de l’extrême-droite.
Voyons comment la politique de
délation du musulman suspect s’est mise sur pied en France, en Angleterre et en
Belgique depuis le début de la guerre
antiterroriste, après les attentats du 11 septembre 2001.
En guerre (sans fin)
La classe politique nous le
répète sans cesse : nous sommes officiellement toujours en guerre contre le
terrorisme islamiste. Inévitablement ce genre de guerres doit prendre comme
cible toute une communauté dans laquelle des terroristes invisibles pourraient
se cacher. C’est un concept et une pratique coloniale, expérimentés dans nombre
de guerres anti-insurrectionnelles. Une politique qui nous entraîne dans une spirale sans fin. S’en suivent en effet deux phénomènes.
D’abord, après chaque attentat,
le filet de sécurité s’étend. L’idée de la présence d’une cinquième colonne -une communauté d’origine étrangère et
musulmane à l’intérieur de nos frontières- se
fraie son chemin, en élargissant toujours plus le public visé. Après les
auteurs, il y a ceux qui incitent, ceux qui financent, ceux qui lisent, qui
sympathisent de manière matérielle ou immatérielle, qui ont des contacts... jusqu’à
la criminalisation des mamans dont les enfants sont
partis en Syrie, et qui leur ont envoyé un peu d’argent pour qu’ils
survivent.
Deuxièmement, il y a la
mobilisation de la population et des institutions publiques -en mettant de côté les obligations de
celles-ci de procurer des services et des soins,
et d’établir des relations basées sur la confidentialité-
contre les minorités étrangères et/ou musulmanes, bien au-delà des
forces de police. Une politique menant à une politique de profilage raciste, à l’idée que seuls les musulmans ont
un problème d’extrémisme. Installant ainsi la
peur, la méfiance et l’islamophobie dans les structures et le fonctionnement de
l’Etat même.
Macron et « les signaux faibles » de la
radicalisation
Après les événements tragiques à
la préfecture de Paris qui avaient fait 5 morts le 3 octobre 2019, Macron a
appelé à la création d’une « société de
vigilance ». C’est-à-dire une société de dénonciation et de délation d’une
éventuelle radicalisation en cours : «
Professeurs, fonctionnaires, médecins, bénévoles associatifs sont unis partout
dans les lieux les plus sensibles de la République pour prévenir, détecter,
agir contre la radicalisation […]. Une société de vigilance, voilà ce qu’il
nous revient de bâtir ». A son tour, le ministre
français de l’Intérieur Castaner a concrétisé cet appel à déceler les
signaux faibles pour repérer de potentiels terroristes islamistes radicaux et leurs « loups dormants ». Le 8 octobre, il déclarait devant les députés
: « parmi les signes qui doivent être
relevés, un changement de comportement, comme le port de la barbe, la pratique
régulière et ostentatoire de la prière rituelle, une pratique religieuse
rigoriste, particulièrement exacerbée en matière de Ramadan… Ce sont des
éléments qui doivent permettre de déclencher une enquête approfondie ». Le
ministre de l’éducation Blanquer demandait quant à lui de dénoncer les enfants de l’école primaire qui refusaient de tenir la
main des petites filles.
Cet appel a poussé l’Université de Cergy-Pontoise à développer un
formulaire de délation. Doit être rapporté, je cite : « quelqu’un qui
commence à porter une barbe sans moustache, qui arrête la
consommation de boissons alcoolisés, qui commence à mettre le
foulard, à manger hallal, a un intérêt soudain dans la religion ou
dans l’actualité nationale ou internationale... »
PREVENT
L’appel de Macron n’a rien
d’original. Le concept d’une « société de surveillance » est appliqué en
Angleterre depuis 2003. Sous le nom du programme PREVENT, qui fait partie de la
stratégie antiterroriste en quatre « P » du gouvernement britannique :
Prevent, Pursue, Protect and Prepare.
Créé en 2003 par le gouvernement socialiste, PREVENT s’est étendu au cours des 15 dernières années, d’abord en 2011, puis en 2015 où les services de la santé, les écoles, les prisons et les autorités locales ont reçu l’obligation de rapporter les noms des personnes susceptibles de se tourner vers l’extrémisme et le terrorisme. Ce qui a conduit à une surveillance de toute une communauté musulmane. Pour la période de 2015 à 2018, 3.706 enfants ont été signalés en danger de radicalisation, dont 27% de moins de 15 ans. Surveillance menant à des situations comme celles-ci, rapportées par le journal The Guardian : « Un petit de huit ans, interrogé dans le cadre de Prevent parce que ses professeurs croyaient -à tort- qu’il portait un T-shirt avec un slogan de l’Etat islamique. Même chose pour un jeune de 17 ans, portant un badge Free Palestine à l’école. Ou un jeune qui faisait une étude sur le contre-terrorisme, lui aussi interpellé parce qu’il lisait un livre avec le titre : Terrorism Studies ».
Et en Belgique
Et en Belgique ? Depuis 2010, les CPAS, administrations
locales, écoles, clubs sportifs, organisations religieuses, partenaires
sociaux… ont été engagés par la Sûreté de l’Etat dans la « détection de la radicalisation ». Depuis l’entrée en vigueur de la
loi du 1er septembre 2010, la Sûreté de
l’Etat oblige les administrations communales à lui
transmettre des renseignements. L’ancien chef de la Sûreté de l'Etat a même organisé des journées d'information pour
expliquer cette loi aux fonctionnaires des communes et des CPAS.
A ce propos, la RTBF du 4 décembre 2010 rapportait : « [...] les agents de la Sûreté sont
fonctionnaires du service défensif qui agit dans les frontières de la
Belgique... C'est ce qu'a expliqué aux agents communaux, aux agents de CPAS et
aux policiers locaux l'administrateur général de la Sûreté, Alain Winants :
"Ce qui nous occupe, c'est de nous rendre plus visibles et plus
compréhensibles, d'attirer l'attention sur ce que nous estimons être des
informations utiles". 90% des informations recueillies par la Sûreté le
sont par des informateurs. Les 10% restant, les sources ouvertes, doivent aussi
venir des fonctionnaires d'administrations communales,
dans l'exercice de leur métier, au service population, par exemple. Quelque
chose qui les interpelle, ce petit détail parfois qui sera transformé en
renseignement par un agent de la Sûreté. "Une personne va déclarer trois
fois la perte de ses documents sur un mois, par exemple, ce n'est pas en soi
illégal", explique
l'administrateur général de la Sûreté. Mais il continue, "le renseignement, c'est un puzzle. Et pièce par pièce, ça peut nous donner une image plus complète". »
L’information de la RTBF conclut : « Les CPAS sont loin d'être enchantés par cette nouvelle mission. Ils parlent de délation organisée qui pourrait nuire au climat de confiance et à la proximité nécessaire dans leur travail de tous les jours ».
Cette politique de délation a été portée par la Belgique au
niveau européen. Dans le cadre de la Présidence européenne de la Belgique
pendant les 6 derniers mois de 2010, la
police fédérale belge a développé un projet de « community policing » et de « prévention
de la radicalisation/du terrorisme ». La police fédérale a mis sur pied un
service qui s'appelle CoPPra – « Community
Policing Preventing Radicalism & Terrorism ». Elle part du constat
suivant : « dans de nombreux Etats
membres, on note une progression du processus de radicalisation. Ce fait crée
non seulement une certaine tension entre les différentes communautés, il a en
outre été prouvé qu’une radicalisation plus poussée constituerait l’étape
suivante dans le processus pouvant aboutir à l’exécution d’une attaque
terroriste ». Les objectifs de ce nouveau service ? : «[…] 2.
La réaction aux premiers signes de radicalisation en parvenant à instaurer une
collaboration avec toutes les formes d’organisations possibles (par exemple,
les administrations locales, les écoles, les clubs sportifs, les organisations
religieuses, les partenaires sociaux, etc. »
Depuis 2013, 10.000 policiers belges ont
suivi le cours Coppra, (8 heures de cours, donnés par 70 instructeurs, pour
apprendre le processus de la radicalisation, les groupes radicaux et
terroristes, et le plan Radicalisme). En
mars 2015, Jambon déclarait que tous les policiers du pays devraient suivre ce
cours. En 2017, une nouvelle version du manuel de poche Coppra pour la police
est parue contenant « le knowhow et des
informations pour reconnaître les signaux d’une radicalisation (violente) dans
le contexte sociétal actuel ».
Que
faire après l’échec gigantesque de vingt ans de guerre
antiterroriste ?
Vous l’avez compris : toutes ces politiques, qu’elles datent de 2003
en Angleterre ou de 2010 en Belgique, n’ont pas empêché les attentats qui ont secoué les grandes villes
européennes. Est-ce qu’elles ont amené la
paix en Afghanistan ou en Irak ? Est-ce parce qu’il y a encore des failles dans
le filet sécuritaire ? Ou est-ce parce que cette politique est erronée, sans
issue, et que les vraies causes ne sont
pas prises en main.
Sortir
de la guerre
antiterroriste.
Après l’exécution de Oussama Ben
Laden en 2011, en 2019 c’était au tour de son fils Hamza, et d'Abou Bakr al-Baghdadi d’être exécutés.
Ce dernier a eu droit à une humiliation mondiale : « il est mort comme
un chien qui pleurait », déclarait Trump. Tout comme la mort de Ben Laden n’a
rien changé et a produit un effet contraire, c’est-à-dire une violence qui a explosé en un terrorisme plus impitoyable, la
mort d’Al Bagdadi ne changera rien. La guerre continuera. La vengeance est déjà
annoncée.
Il
y a presque vingt ans, ceux qui nous gouvernent nous ont dit qu’il
fallait la guerre pour arrêter le terrorisme. La guerre contre la terreur
devait réduire le nombre de victimes civiles de la violence politique. Or, elle
a produit exactement le contraire. Ces guerres, déclenchées contre
l’Afghanistan et l’Irak, ont coûté la vie, pour la période de 2001 jusqu’à fin
2018, à 500.000 personnes, directement liées au combat.
Selon le Wason Institute de la Brown University, la moitié de ces tués sont des
civils. Sans compter le nombre de morts à la suite de la destruction par la
guerre des infrastructures pour la nourriture, l’eau, l’électricité et
la santé, un nombre qui dépasse le nombre de morts liés au combat. Sans compter
les veuves et les orphelins. Sans compter les huit millions de personnes
déplacées ou devenues réfugiées.
L’une
des principales raisons du passage au terrorisme dans nos pays n’est pas
la religion, la pauvreté, le manque d’éducation, mais précisément cette guerre
sans fin, les agressions contre les pays musulmans, les assassinats, les tortures… en
combinaison avec un vécu de racisme, de discrimination et d’exclusion. A
l’inverse, la continuation de la guerre et les mesures contre les musulmans
nourrissent aussi l’extrême-droite qui se voit confirmée dans ses
positions racistes.
Ensuite, ce ne sont pas les
extraditions comme celle de Nizar Trabelsi ou les déchéances
de nationalité de Malika, de Bilal, de Fouad… qui vont amener une réponse au
terrorisme. Cette politique aura elle aussi l’effet contraire et créera
plus de haine et plus de rage.
Ce n’est pas de la main de fer,
mais de la main tendue dont on a besoin. Se retirer de la guerre
antiterroriste. Œuvrer à une résolution des conflits par la justice et par la
paix. Retirer les lois d’exception et de discrimination.
Construire
nos communautés et nos quartiers populaires de
lutte. Mobiliser les professeurs
de la vie.
A la délation qui nous est
proposée d’en haut, il nous faudra
développer une politique de solidarité à partir d’en bas. Construire des
communautés et des quartiers populaires de lutte, des formes d’organisation
d’unité pour la justice et l’égalité à tous les niveaux qui concernent nos
vies.
En ce qui concerne l’éducation
des jeunes, nous n’avons pas besoin d’experts de la déradicalisation. Nous avons
besoin de la création d’une nouvelle culture populaire, basée sur la solidarité
et sur l’expérience des professeurs de la vie : des mamans des enfants partis
en Syrie ou des enfants disparus, des ex-détenus comme Jean-Marc Mahy, des
réfugiés, des ex-délégués des luttes ouvrières.
Une liste à compléter.
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