De mai 68 à mai 2008 : Le grand bond en arrière



Un engagement pour les gens qui sont « dans les problèmes », tout en bas de la société ou même déjà en marge, est rarement purement rationnel ou simple choix intellectuel. Ce sont les expériences, les événements, les influences qui déterminent le regard de l’individu et qui le poussent sur le chemin de la vie.
En ce qui me concerne, ce fut le fait de grandir avec un père "dans les problèmes". Et la conscience tardive que seuls sa scolarisation et son emploi fixe aux Chemins de fer l’ont protégé, et sa famille par la même occasion, de la chute finale. J’y repense souvent quand je me retrouve en prison aujourd’hui et regarde mes élèves du cours de néerlandais qui n’ont souvent ni scolarisation, ni emploi fixe.
Quand j’avais dix ans, ma sœur aînée a organisé chez nous l’accueil de quelques enfants d’une famille congolaise « dans les problèmes ». Ils avaient le même âge que mon frère et moi et nous fréquentions la même école primaire. Plus tard, je devins ami avec quelques adolescents qui résidaient dans une maison de jeunes pour enfants placés, avec qui je sortais le samedi soir. Et puis, j’ai eu la chance de rencontrer de bons enseignants. L’un d’eux était Achiel Neys, aujourd’hui responsable néerlandophone des aumôniers de prison. Il fut mon professeur à l’internat. Il n’était pas beaucoup plus vieux que nous et étudiait la criminologie.
Au lieu de "l’Esprit saint", il nous fit rencontrer l’esprit des années soixante : il nous mit en contact avec la théologie de la libération latino-américaine ; du coup, au grand désespoir de la direction, ce n’est pas la Bible que nous avons commencé à lire, mais bien Régis Debray, Frantz Fanon et Che Guevara. Il organisait aussi l’accueil de prisonniers à la fin de leur peine, essayant autant que possible de nous y impliquer.
Quand j’ai quitté l’école secondaire, mon choix était pour ainsi dire fait.


Vint alors 1973


J’avais vingt ans lorsque j’ai atterri dans la prison d’Anvers pour un mois en détention préventive. Je venais d’être nommé porte-parole du mouvement maoïste « AMADA » (Alle macht aan de arbeiders –Tout le pouvoir aux ouvriers) lors de la grève des dockers du port d’Anvers de 1973. J’étais accusé « d’incitation à l’émeute » . Je n’ai pas eu à me plaindre pendant ce mois : il s’agissait de faits politiques, et non criminels, ainsi que d’une grève qui pouvait compter sur pas mal de sympathie dans l’opinion publique, y compris dans la prison. J’avais un excellent avocat en la personne de Maître Vandervelpen, l’actuel président de la Ligue des Droits de l’Homme néerlandophone.
Mes camarades firent circuler une pétition pour ma libération, qu’un millier de dockers grévistes ont signée. Bref, l’exact opposé du jeune délinquant qui attend sa condamnation dans une cellule, oublié de tous. Quand je fus condamné un an plus tard à une peine de prison de quatre mois ferme, le roi Baudouin m’accorda sa grâce, à l’occasion d’un anniversaire, ainsi qu’à quelques centaines d’autres prisonniers. C’était l’époque ou rois et présidents accordaient encore des grâces collectives. Et, contrairement à ce que l’on en pense aujourd’hui, le monde ne s’en portait pas moins bien .
La confrontation avec l’état et ses prisons avait encore à l’époque un caractère relativement bon enfant . Ce n’était pas la criminalité, mais la lutte sociale qui faisait la une des médias. La sécurité ne faisait pas encore partie des priorités des gouvernements. Aujourd’hui, nous semblons condamnés, dans les prochaines décennies, à vivre avec toujours plus de prisons et toujours plus de prisonniers. Il faut savoir que la Belgique comptait en 1973 la moitié moins de détenus qu’aujourd’hui. Non pas 10.000 personnes, mais bien 5.000 ! Malgré cela, la criminalité lourde, incluant meurtre et assassinat connaissait, à l’époque, son niveau le plus bas. Ce qui réfute en soi l’affirmation selon laquelle un nombre élevé de personnes derrière les barreaux signifie plus de sécurité pour les citoyens.
La grève des dockers de 1973 était l’une des nombreuses grèves sauvages (non reconnues par les organisations syndicales) qui déferlaient sur l’Europe, telle une dernière vague, comme si le mouvement ouvrier sentait que d’autres temps se préparaient.
C’était la période post-68.
Ma génération avait quitté école et université et s’était engagée dans la société, animée d’un idéalisme radical à gauche. Deux éléments ont joué un rôle essentiel : dans le monde entier soufflait un vent progressiste et anticapitaliste venu du tiers monde ; la lutte anticoloniale et anti-impérialiste connaissait un « grand bond en avant » , assorti de la victoire du Vietnam sur les Etats-Unis en apothéose.
Ensuite, nous avancions avec la conviction, forgée par les « trente glorieuses » dans l’esprit de la jeunesse occidentale d’après-guerre, que nous connaîtrions toujours plus de prospérité économique et que justice et égalité entre les gens deviendraient à coup sûr réalité.
Certains d’entre nous sont allés travailler en usine ou ont rejoint la lutte sociale comme militants révolutionnaires dans les rangs de nombreuses organisations de gauche. D’autres ont commencé l’édition d’innombrables revues de gauche. Quelques-uns sont partis pour l’Amérique latine se joindre à l’une des nombreuses armées de guérilla. Certains ont choisi d’entrer dans les prisons et les institutions psychiatriques pour y donner de la formation et accomplir un travail social alternatif ou mettre sur pied des programmes d’alphabétisation . Bref, nous étions porteurs d’un message et d’une mission, animés de sympathies révolutionnaires et d’intentions progressistes. Aujourd’hui, on nous collerait sans doute l’étiquette « sympathies et intentions terroristes » qui permet aux lois antiterroristes de poursuivre des militants.
Aussi court et peu significatif qu’il ait été, mon séjour en prison de quelques semaines a laissé des traces.
Trente ans plus tard, je me rappelle encore mes chaussures trop grandes et ma cellule trop petite. Le manque de lumière, la douche hebdomadaire, le seau pour tout wc. La petite heure de marche quotidienne dans la cour intérieure, le contact avec les prisonniers de droit commun, la concentration manifeste de misère et d’agressivité. Les ordres militaires et la lumière qui s’allume et s’éteint à heures fixes. Pas de télévision, mais une radio dont on pouvait seulement régler le volume. Quelqu’un qui pleure comme un enfant dans une voiture cellulaire. Une cigarette emportée en cachette dans la cellule sous le palais de justice, en attendant le procès. Ma mère qui pleure lors de son unique visite en me voyant apparaître derrière la vitre en tenue de prisonnier. C’était la rencontre avec un monde qui ne pouvait rien apporter de positif, ne fût-ce que parce que la concentration de « gens à problèmes » ne peut engendrer que davantage de problèmes. Je recommanderais volontiers un court séjour en prison, comme détenu, à toute personne qui doit y travailler et certainement à tous ceux qui pensent qu’une peine n’est jamais assez sévère.
Ce mois d’enfermement a également eu des conséquences sérieuses sur ma future carrière professionnelle. C’en était définitivement fait de mes études universitaires. Si la détention avait eu pour but de me faire changer d’avis, elle a produit l’effet diamétralement opposé. Mon engagement s’en est trouvé renforcé et je suis resté des années dans le mouvement maoïste de Belgique. Une peine de prison peut avoir pour effet de conforter quelqu’un dans ses actes au lieu de l’amener à penser et à agir autrement. On l’oublie trop souvent quand on plaide pour l’aggravation des peines.


Un tournant historique

Si 1973 fut pour nous un haut lieu de la lutte des classes, censée se développer en ligne droite dans les années suivantes, ce fut surtout, sur le plan social, un tournant historique, mais orienté exactement dans la direction opposée. Nous n’étions pas capables de le comprendre à l’époque. Nous savions bien en théorie qu’il existait quelque chose comme « la crise générale du capitalisme », nous avions lu des livres sur la « fascisation », mais nous n’avions pas la moindre idée de ce que cela signifiait en pratique et encore moins comment nous devions agir dans un monde qui changeait à vue d’œil. D’une période de progrès ininterrompu, d’accès généralisé à l’emploi et de modes de pensée progressistes, nous avons basculé dans une période de chômage permanent à grande échelle, et de réaction politique et sociale sur tous les fronts sociétaux.
L’année 1973 a également sonné le début d’un changement radical dans le paysage carcéral : "La Belgique fait partie en effet de cette grande majorité de pays européens qui depuis le milieu des années 1970 connaît un accroissement soutenu de la population détenue… Pour l’ensemble de ces pays, la population détenue a augmenté de 60% à ce qu’elle représentait en 1970."
Les raisons de cette explosion sont multiples. Il y a naturellement les raisons économiques, mais si l’on considère les trente dernières années, deux autres facteurs apparaissent également : la disparition de l’alternative socialiste en 1989 et la guerre contre le terrorisme depuis le 11 septembre 2001.
Ces trois composantes réunies expliquent les changements en nombre et en composition de la population carcérale et l’apparition des conceptions de droite (extrême) dans la société d’aujourd’hui. Elles font clairement apparaître que les conceptions et les pratiques actuelles sur la punition et la prison ont beaucoup moins à voir avec l’augmentation de la criminalité qu’avec le message complexe produit par ces trois facteurs.

La fin de la marche en avant

Dès 1973, la page de l’emploi généralisé et des certitudes qu’il engendre est définitivement tournée. Si l’on cherche les racines du sentiment d’insécurité et de la culture de la peur, c’est là qu’il faut creuser : "...l’année 1973 constitue un tournant. Avec le premier choc pétrolier, la Belgique entre alors dans une longue phase de récession économique". "…Les années 1973-1975 sont des années cruciales : le basculement dans le chômage structurel marque le début de bouleversement fondamentaux. Elles marquent pour les salariés la fin des certitudes et augurent le démantèlement des garanties sociales."
Il touche en particulier les jeunes, qui doivent désormais grandir avec cette menace et peu de perspectives d’avenir : «Au début des années 70, la Belgique entre en récession. La crise économique a un impact considérable sur l’emploi. La progression constante du chômage, avec des poussées significatives en 1974 et en 1981, suscite beaucoup de craintes. De 1972 à 1986, le nombre de chômeurs passe de 87.000 à 500.000…Le chômage des jeunes a été multiplié par quinze entre 1970 et 1984, passant de 10.475 unités à 152.742…"
Bea Cantillon décrit ainsi cette entreprise de démantèlement : "Le milieu des années septante a connu la fin abrupte de la fantastique évolution favorable et le mouvement en avant de toutes les sociétés occidentales. Cet arrêt brutal était dû, entre autres, à la transformation de l’économie industrielle en économie de la connaissance et à la globalisation qui a fait perdre leur emploi à des tas de gens peu scolarisés" .
Le port, qui avait durant des décennies absorbé comme une éponge des journaliers non scolarisés (le port d’Anvers a connu jusqu’à 20 000 dockers dans les années cinquante), vit son nombre de travailleurs passer d’environ 15 000 durant la grève de 1973 à 7 000 au début des années quatre-vingt. Un chiffre qui ne sera plus jamais dépassé. Une diminution à attribuer à la rationalisation, l’automatisation et la robotisation, qui sont allées de pair avec la multiplication des capacités, de la productivité et du rythme du travail dans ce port mondial.
Et la situation au port n’était pas la pire : les ravages dans d’autres grands secteurs industriels comme la sidérurgie, les mines, le verre ou les chantiers navals étaient encore bien plus grands.
S’ils ne devenaient pas chômeurs, les enfants des familles ouvrières, et en premier lieu ceux d’entre eux qui n’avaient pas un parcours scolaire normal ou qui étaient peu scolarisés, trouvaient du travail dans le secteur des services et/ou une carrière incertaine dans des sous-contrats flexibles, temporaires et précaires.
Tous ces changements ont produit des conséquences dramatiques pour toutes les personnes peu scolarisées, mais elles ont touché en particulier la communauté ouvrière issue de l’immigration : "Avant 1974, l’utilisation du vocable ‘immigré’ faisait référence de façon dominante au travail. Il avait une valeur humanisée et universelle, associée à la nécessité du travail, qui était le médiateur essentiel sinon exclusif du lien social. A partir de 1974, le vocable est progressivement associé à misère du monde, coût social, clandestinité, sans-papier, population dangereuse, judiciarisation."
Les communautés marocaine et turque, après la communauté italienne, ont été attirées dans notre pays pour y travailler dans l’industrie lourde. Elles ont donc reçu les coups les plus durs dans les décennies qui suivirent. Pour aboutir finalement à un appauvrissement généralisé, inversement proportionnel à leur contribution dans la reconstruction du pays. "Les chiffres sont proprement hallucinants : dans un cas sur trois, les personnes d’origine extra-européenne courent le risque de vivre ici dans la pauvreté. Pas moins de 56 % des personnes liées au Maroc et 59 % de personnes liées à la Turquie ont un revenu qui, selon des données de 2001, se situent en-dessous du seuil européen de pauvreté. Pour les personnes d’origine italienne, le taux est de 21 %… 39 % des personnes d’origine turque et 25 % des personnes d’origine marocaine doivent s’en tirer avec un revenu mensuel inférieur à 500 €" .
La population carcérale d’aujourd’hui provient en tout premier lieu de cette classe sociale, qui a été la plus frappée par les bouleversements économiques et qui a dû encaisser la plus grande part de la régression sociale. Les pauvres sont devenus la cible du bras de fer de la justice, « rapide et sans pitié », alors que les plus nantis et les plus hauts placés peuvent généralement toujours y échapper .
Les conséquences des transformations du monde du travail se sont fait sentir dans tous les domaines. La moindre ne fut pas le recul spectaculaire de la combativité du mouvement ouvrier. Comme la grande grève des mines de Grande-Bretagne, en 1984-1985, fut le dernier grand conflit industriel pour ce pays, la grève des dockers d’Anvers et de Gand de 1973, fut le dernier grand conflit dans les ports belges au vingtième siècle.
Le caractère de nos villes en fut également affecté. La concentration massive et physique des populations ouvrières dans l’usine et dans la ville, leur ayant conféré de facto un rôle d’avant-garde dans les luttes sociales, s’est effritée. En lieu et place du vieux tissu industriel fleurirent les lofts pour la petite-bourgeoisie aisée. Les grandes surfaces ont remplacé le petit commerce indépendant. Le contrôle social et la fonction régulatrice pour la sécurité des personnes, qui émanaient de ce contexte populaire, ont été remplacés par les caméras de surveillance et la police.
Avec le déclin des secteurs industriels, disparurent progressivement les formes d’organisation et les médias qui y prenaient racine. Disparurent ainsi les quotidiens communistes, De Rode Vaan et le Drapeau Rouge, ou des journaux d’entreprise, comme « De Dokwerker », qui étaient colportés de porte en porte dans les quartiers populaires . Les médias de gauche, qui appelaient les classes travailleuses à « penser social », à l’organisation collective et à leur défense face à l’insécurité du capitalisme, ont fait place à des médias au-dessus des classes et à une information basée sur le fait divers, le drame et le scandale. Ce qui contribue inévitablement à la droitisation des mœurs politiques et sociales.

La disparition de l’alternative socialiste

A partir de 1989, les bouleversements économiques ont connu un sérieux coup d’accélération avec la disparition des pays socialistes. Si l’on accepte l’idée que le capitaliste protège surtout les riches et les puissants, le socialisme était dans son essence un système qui protégeait les pauvres. Il devait garantir aux damnés de la terre une existence digne et les prévenir des guerres et des crises inhérentes au capitalisme.
Ce sont les fautes internes au système, comme la corruption et le manque de démocratie qui ont provoqué sa faillite, conjuguées aux pressions venues de l’extérieur. Il s’est aussi rendu coupable de crimes. Mais ici aussi prévaut la règle du « deux poids, deux mesures ». Si le socialisme a subi la guillotine pour ses fautes et ses crimes, le capitalisme a pu à nouveau échapper à toute sanction.
Une fois le socialisme disparu et vilipendé, le marché libre considéré comme « modèle et seul système économique viable » a envahi la planète entière.
Le contre-poids social était tombé en même temps que le système avec pour conséquence un tsunami économique et politique . 1 % de la population mondiale détient aujourd’hui 90 % de la richesse totale. C’est plus que jamais ce fossé apocalyptique entre riches et pauvres qui alimente au plan mondial la criminalité et le commerce international de drogues et d’armements. La fonction sociale de l’état a, pas à pas, régressé dans tous les pays, même si ses fondements sont mieux protégés dans les sociétés européennes que dans les pays du tiers monde.
La Belgique, un des pays les plus riches et les mieux assurés sur le plan social n’échappe pas à cette spirale vers le bas, provoquée par la mondialisation et une concurrence encore jamais vue. Libéralisations et privatisations démantèlent les services publics et sapent, étape par étape, toute initiative de la part de l’état en faveur de l’emploi et de la protection sociale. Ce ne sont plus l’emploi et les institutions sociales qui sont au centre des attentions, mais les encouragements aux "entrepreneurs", et la répression de ceux qui, se trouvant au bas de l’échelle sociale, seraient responsables de « l’insécurité ».
La disparition du camp socialiste n’a pas eu que des conséquences économiques, comme les délocalisations ou le redéploiement des mouvements migratoires. Elle a aussi placé les gens dans des positions de concurrence mutuelles inconnues jusque là. Un message a été lancé au monde, qui, en d’autres temps, aurait été étiqueté d’incitation à comportement criminel. Seule la poursuite du profit peut être le réel moteur du développement des sociétés, même si elle signifie l’exploitation éhontée d’autrui. Les idéaux de solidarité collective et d’humanisme doivent céder le pas devant la loi de la jungle et l’éthique de l’égoïsme. Tout doit dorénavant être jugé à l’aune du profit, tout entre en ligne de compte pour être acheté ou vendu, des chemins de fer aux prisons. Posséder autant que possible, devenir aussi riche que possible, consommer autant que faire se peut, sont devenus la norme sociale et un objectif de vie, même s’il faut pour cela recourir à la spéculation parasitaire ou jeter d’autres dans la misère. Ce n’est plus l’environnement social dans lequel les gens naissent et grandissent qui est déterminant, mais la seule responsabilité personnelle de l’individu ou de ses parents.
Sur le plan politique, la chute du socialisme en Europe a fait l’effet d’un vase communicant. D’une part, nous avons connu la percée de partis de masse de droite et d’extrême droite. Le Vlaams Belang (VB) était, il y a trente ans, un groupuscule inconnu. Deux ans après la chute du mur, il connaissait sa première percée électorale, le 24 novembre 1991, avec près d’un demi-million de voix et un quart des voix à la Chambre dans la grande ville d’Anvers. Il devint un parti de masse sous le slogan « Eigen volk eerst » (« mon propre peuple d’abord »). Cette épuration par la race était basée sur les maillons d’une même chaîne : renvoi des immigrés chômeurs et non adaptés vers leur « pays d’origine », installation du seuil de tolérance zéro en matière de criminalité et rupture avec la Wallonie, plus pauvre et plus rouge… Il s’agissait d’un phénomène européen : en février 2000, pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, un parti d’extrême droite, le Freiheitliche Partei Österreichs de Haider, en Autriche, faisait son entrée dans le gouvernement d’un pays démocratique. L’Italie suivait avec la participation gouvernementale de l’Alliance Nationale de Fini en 2001. En 2002, c’était au tour des Pays-Bas avec la Liste Pim Fortuyn. En 2002 encore, Le Pen et son Front National arrivaient au deuxième tour des élections présidentielles françaises. Pour regagner l’électorat perdu, pratiquement toute la classe politique s’est mise à suivre, dans une plus ou moins grande mesure, le mode de pensée de l’extrême droite.
D’autre part, ce que la droite et l’extrême droite gagnent en électorat est perdu par la gauche. Des organisations et partis communistes et de gauche disparaissent tout simplement. En règle générale, ce qui reste de la gauche suit le virage à droite, que ce soit dans sa version la plus dure, comme celle de Tony Blair ou la plus soft, comme le Parti Socialiste (SP) aux Pays-Bas .
Il est aujourd’hui difficile de trouver encore un programme électoral dans lequel la « répression (plus ou moins dure) de la (petite) criminalité » ne figure pas comme un point susceptible d’attirer des voix, avec, selon la couleur du parti, une attention plus ou moins affirmée pour la soi-disant prévention sociale.
La disparition des organisations et partis militants dans le peuple, qui se fondaient sur les différences de classe entre les gens, a contribué à son tour à une ethnicisation toujours plus grande des conflits et à la stigmatisation des communautés, en premier lieu, des communautés issues de l’immigration.


La terreur de la guerre contre la terreur.


La guerre contre l’Irak, ou plus généralement la soi-disant guerre contre la terreur, est provisoirement le dernier volet du triptyque qui a dessiné le grand bond en arrière.
Le 19 mars 2008, il y avait exactement cinq ans que l’Operation Iraqi Freedom était lancée.
Dix jours à peine après ce triste anniversaire, le président Bush opposait son veto à la loi qui voulait interdire l’usage du « waterboarding » et d’autres formes de torture aux agents de la CIA lors de leurs interrogatoires. La loi stipulait que tous les services sans exception, lors d’interrogatoires, devraient dorénavant suivre l’Army Field Manual (manuel pour l’armée sur le terrain). Ce manuel interdit les « waterboarding », les simulacres d’exécution, les chocs électriques, les coups, les actes sexuels contraints, la privation de nourriture, d’eau ou de soins médicaux. Dans une communication radiodiffusée, le président Bush déclarait le 8 mars : « Cette interdiction nous priverait d’une des armes les plus efficaces dans la guerre contre la terreur. Ce n’est pas le moment pour le Congrès de rejeter ces pratiques qui ont fait leur preuve pour la sécurité de l’ Amérique ».
Le Congrès, dirigé par les démocrates, n’a pas réussi à réunir la majorité des deux tiers nécessaire pour passer outre au veto présidentiel. Il a échoué par 225 voix contre 188.
Pas un pays démocratique au monde n’a fait entendre la moindre protestation à ce sujet, encore moins songé à rompre ses relations diplomatiques avec les Etats-Unis.
Cinq années de « guerre pré-emptive » contre l’Irak ont déjà coûté la vie à 4 000 soldats américains et 175 soldats britanniques. Pour la population irakienne, la situation est la suivante : « Avec plus d’un million de morts, plus de quatre millions de personnes en fuite et encore quatre autres millions dans une situation de besoin aigu, un tiers de tous les Irakiens sont actuellement soit réfugiés, soit en état de besoin, soit morts » . Ces chiffres hallucinants semblent avoir pour effet de blinder nos mentalités et nos sensibilités : « Les milliers de morts violentes ont insensibilisé la plupart des Occidentaux face à ce qui se passe : un attentat à la bombe qui tue vingt-cinq personnes passe pratiquement inaperçu dans les informations » .
Ces cinq années de guerre nous ont aussi ramenés en Europe à des pratiques et des conceptions qui semblaient appartenir définitivement au passé après l’époque nazie. Ou peut-être non : chaque démocratie disposant de colonies a déjà torturé et assassiné pour maintenir sa domination. Des Belges au Congo jusqu’aux Britanniques en Irlande du Nord. Avec toutes les conséquences pour la situation dans les métropoles également. Dans la France coloniale, la lutte contre les « terroristes algériens » a signifié la rupture avec l’évolution progressiste qui avait débuté après 1945 dans la domaine pénal. "En métropole, les tribunaux de droit commun doivent punir les auteurs de la sédition ‘terroriste’. En Algérie, la peine de mort et l’internement arbitraire sont érigés en moyens de répression habituels. La lutte contre le terrorisme et l’incarcération des Algériens dans les années 1960 provoquent un durcissement des règles pénitentiaires. La priorité sécuritaire ne cesse de s’affirmer au moment où les détenus nord-africains forment le tiers de la population carcérale… La rupture est totale avec le régime progressif. La culture éducative ne subsiste guère que pour le traitement des mineurs délinquants" .
Dans le monde actuel, la guerre contre le terrorisme ne se borne plus à une métropole, elle a gagné toute la planète et ses conséquences ne sont plus limitées à l’un ou l’autre territoire national. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui jusqu’où ira cette évolution. Une chose est sûre : la guerre porte atteinte aux principes démocratiques dans tous les pays démocratiques, sans exception, et contamine la culture et les mœurs de la population.
Tout d’abord, tous les pays démocratiques sont, directement ou non, d’une manière ou d’une autre, complices de cette guerre. En 2003, la Belgique, qui s’exprimait courageusement par la voie diplomatique contre la guerre en Irak, permettait cependant que le port d’Anvers serve de plaque tournante pour le transport d’armes vers ce pays. Cinq ans plus tard, alors qu’il est devenu clair, même pour les plus sceptiques, qu’il s’agit d’une guerre illégale, vendue à l’aide de plus de « neuf cents mensonges sur la menace pour la sécurité nationale des Etats-Unis du régime de Saddam Hussein » , les transports via Anvers se poursuivent tranquillement. Fin mars, début avril de cette année, du matériel militaire d’une des plus grandes divisions de chars américaines, la seconde brigade, première division armée, part à nouveau du port d’Anvers vers le sud de Bagdad.
Il faut ensuite tenir compte de la complicité des démocraties occidentales avec les pratiques américaines illégales. « Malgré la critique généralisée sur les atteintes aux droits de l’homme et l’usage de la torture dans la base américaine de Guantanamo à Cuba, l’enquête du Sunday Time a démontré qu’au moins cinq pays européens ont autorisé les Etats-Unis à transporter près de sept cents suspects de terrorisme sur leur territoire » .
Notons également la complicité lors des enlèvements par la CIA de « terroristes potentiels » aux quatre coins du monde, les soi-disant « extraordinary renditions ». Ces suspects sont enfermés dans des prisons secrètes, qui n’ont aucune existence officielle, sans aucun procès, sans aucun droit à une défense ou à des contacts avec leur famille (dans des pays européens comme la Pologne et la Roumanie, dans la Corne de l’Afrique, en Somalie et en Ethiopie). Cela s’est produit avec la complicité des gouvernements qui ont permis à la CIA d’utiliser leur espace aérien et leurs aéroports pour ces vols illégaux. Pour ce qui est de la torture et des pratiques illégales, une fois admis que la lutte contre le terrorisme sur un territoire particulier permet la torture, cette pratique devient inévitablement utile et justifiée sur tous les autres territoires. Si les combattants de la terreur obtiennent des « résultats » grâce à la torture, pourquoi ne pourrions-nous pas l’utiliser à notre tour ?
Enfin, tous les Etats européens ont adopté des législations et des procédures judiciaires d’exception. Elles constituent toutes des atteintes aux libertés et aux droits fondamentaux. Elles sont justifiées au nom de la lutte contre le terrorisme et créent au fil des années un état d’exception permanent. Citons la loi du 6 janvier 2003 concernant les méthodes particulières de recherche et de quelques autres méthodes d'enquête, la loi du 19 décembre 2003 relative aux infractions terroristes, la loi du 19 décembre 2003 relative au mandat d'arrêt européen, les lois du 3 mai 2005 relatives aux habilitations de sécurité ou encore la loi du 27 décembre 2005 adoptée en vue d'améliorer les modes d'investigation dans la lutte contre le terrorisme.
Il s’agit d’un processus qui va en s’amplifiant. La possibilité d’être placé sur la liste des individus et organisations terroristes a d’abord été fondée sur la suspicion de soutien financier au terrorisme, puis de l’implication dans le terrorisme et enfin de la « provocation publique à commettre une infraction terroriste ». Ce qui permet l’interdiction d’organisations et des poursuites, avec peine aggravée. Se retrouver sur une liste noire n’est dès lors plus le résultat d’une condamnation judiciaire, mais d’une décision politique. Aucune justification n’est nécessaire et la personne ne bénéficie plus de la prévention d’innocence.
Les premières applications de la loi sur les infractions terroristes en Belgique concernent le GICM, le DHKP-C et le soi-disant réseau de kamikazes pour l’Irak. La plupart des suspects et des personnes condamnées se sont retrouvés confrontés à des situations comparables, quoique provisoirement encore édulcorées, à celles de Guantanamo.
Le Comité T constate dans son rapport 2007 " d’importantes dérives concernant les personnes détenues dans le cadre des procès pour infractions à la loi anti-terroriste… Le placement en régime « extra » n’était assorti d’aucune transparence et, encore à ce jour, le Ministère de la Justice refuse de communiquer le nombre de détenus, présumés terroristes ou non, placés sous ce régime... Les avocats n’ont jamais été mis au courant de la manière dont la décision de conditions particulières de détention étaient prises… Il a été relevé que les détenus soumis à ce régime ne pouvaient notamment avoir aucun contact avec les autres détenus. Ils ne participaient donc à aucune activité et ne pouvaient se rendre au préau. Ils demeuraient confinés dans leur cellule 23 heures sur 24 et disposent uniquement d’une heure de « préau individuel », c’est-à-dire dans une cour grillagée de 2 mètres sur 3. Hors les contacts avec les avocats, ces détenus bénéficiaient uniquement et de manière très limitée de visites familiales à carreau (derrière une vitre) et leurs communications téléphoniques étaient également restreintes. Lorsque ces détenus recevaient la visite de leur conseil, des agents "stationnaient" devant le parloir, mettant à mal le secret professionnel inhérent aux consultations entre un avocat et son client. Ils n’avaient aucun accès aux services sociaux et leur courrier était systématiquement contrôlé par la direction. Enfin, ces détenus étaient observés par un agent pénitentiaire à travers un guichet (ouverture sur la porte de la cellule) toutes les 30 minutes, et ce de jour comme de nuit. L’ensemble de ces mesures, constitutives pour certaines de torture ou de traitements inhumains et dégradants, ont entraîné des condamnations tant nationales qu’internationales de l’Etat belge" .
Et enfin, sur cette lancée, nous assistons à la criminalisation de l’action politique et sociale, qui s’étend à des activistes de Greenpeace, aux altermondialistes (D14) et à certains journalistes (Douglas De Coninck). Mais la criminalisation la plus importante se cristallise sur les communautés de l’immigration, de plus en plus souvent considérées comme le cheval de Troie du terrorisme. Les jeunes en particulier doivent en subir les conséquences : "Les reportages sur les guerres du Moyen Orient, le terrorisme islamiste et les troubles sociaux dans les banlieues se conjuguent pour alimenter les stéréotypes dont souffrent terriblement les jeunes issus de l’immigration en provenance des pays d’Afrique du Nord."
Nous assistons à la mise en carte géographique de certains groupes de population. En Belgique, il existe des Contrats de sécurité et de prévention pour les « quartiers difficiles » ; en France, ce sont les Zones Urbaines Sensibles (ZUS) ; en Grande-Bretagne, un plan prévoit de « mettre en carte chaque zone de territoire selon sa capacité potentielle à produire des extrémistes et des supporters d’Al-Qaida » .
L’excitation de la population autochtone contre l’islam, les mesures contre le foulard, les provocations incessantes de cartoons et de films contre la communauté musulmane préparent un climat que la France coloniale a déjà connu avec ses 400 000 immigrés algériens , et dans lequel les pogroms redeviennent possibles. Et cette fois, à l’échelle européenne.
Nous perdrons finalement la guerre en Afghanistan et en Irak, comme nous avons perdu toutes les autres guerres coloniales. C’est clair. Ce qui ne l’est pas encore tout à fait, c’est combien de souffrances cela coûtera. Je retiens mon souffle à l’idée d’un nouvel attentat en Europe, qui pourrait nous faire basculer dans une nouvelle période noire de notre histoire.
Il est temps d’arrêter la guerre.
Maintenant.

Commentaires

tef a dit…
Merci pour ce sujet très enrichissant.
Il est plus que temps que les gens prennent enfin conscience des dérives de cette société mondialiste et des dogmes a sens unique.

Démocratie fasc... chut!

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