27 mai 2012
La longue marche de Houria, la femme d’Ali Aarrass
Luk VERVAET
Elle m’a
parlé du long chemin à faire pour arriver à la prison de Salé à partir
de Melilla où elle habite, je me suis réalisé que ce long chemin était
en fait l’image de sa vie.
Je n’avais jamais rencontré Houria avant le procès de son mari.
Quand on y réfléchit, c’est peut-être ça le plus beau cadeau qu’Ali
Aarrass nous a transmis à travers ses longues années de détention. Les
rencontres entre des personnes, unies dans un mouvement qui s’est créé
autour de ce qu’on appelle désormais « l’affaire Ali Aarrass ».
Contrairement à ce que prétend l’ancien mercenaire et grand
spécialiste du terrorisme en Belgique, Claude Moniquet, ce mouvement
autour d’Ali Aarrass n’existait pas auparavant. Il s’est créé à partir
de son enfermement en Espagne d’abord et au Maroc aujourd’hui. Ce
mouvement est devenu une des voix par laquelle le peuple de Bruxelles
s’exprime et proteste contre l’injustice et les discriminations dont ce
même peuple est victime en Belgique et au Maroc. Ce courant compte
maintenant des centaines et des centaines de militants, membres
anonymes, ami(e)s sur Facebook, petits et grands donateurs, signataires
de pétitions dans différents pays. Il est présent dans le tribunal à
Salé et dans la rue à Bruxelles. Dans des parlements et des syndicats.
Devant l’ambassade marocaine à Bruxelles et à Londres et devant le
consulat belge à Rabat. Dans une chanson d’Amina et Jeremy, dans des
poèmes d’Annis, dans un livre de Nicolas et d’Abdellah et bientôt dans
un film de Mohamed.
A sa manière, Houria est une des personnes clé dans ce mouvement.
Cela fera bientôt 15 fois que je l’ai rencontrée au tribunal de Salé
pour une audience du procès, et qu’on passe une partie de la journée
ensemble avec la famille, les avocats et les membres de la délégation de
solidarité. A chaque rencontre elle a gardé la même attitude modeste.
La même gentillesse et la même détermination, comme si le temps qui
passe n’avait pas de prise sur elle. Toujours un peu dans l’ombre,
toujours soucieuse du bien être des autres présents au procès. Quand on
lui demande si ça va, elle dit immanquablement : « ça va ». Avec un
regard tendre et un petit sourire, sans jamais se plaindre. Cela peut
sembler être des clichés quand on l’écrit et quand on le lit. Comme on
pourrait le dire de chaque personne qu’on aime. Et pourtant, c’est si
vrai pour Houria Aarrass.
J’ai profité d’une de ces longues attentes, lors de la dernière
audience, pour en savoir plus sur cette femme, connaître son vécu en
tant que femme d’une personne accusée de terrorisme.
Elle m’a parlé du long chemin à faire pour arriver à la prison de
Salé à partir de Melilla où elle habite. Pendant qu’elle répondait à mes
questions, j’ai réalisé que ce long chemin dont elle avait parlé au
début était en fait l’image de sa vie. Une longe marche.
Voici quelques extraits de ce qu’elle m’a raconté lors de la conversation qu’on a eue le 21 mai dernier.
« Le chemin est long.
Ça fait six heures de route entre Melilla et Rabat.
Avant la construction de la nouvelle autoroute de Fez à Rabat,
c’était même plus. Ça nous prenait au moins huit heures. On est venu à
chaque audience du procès. Cela fera bientôt quinze fois. Entre les
audiences on allait parfois aussi les vendredis, le jour de la visite,
pour voir Ali pendant deux heures.
En Espagne, c’était encore pire.
D’abord huit heures de bateau pour arriver en Espagne. Après, nous
louions une voiture. On faisait une heure de route pour pouvoir le voir
une fois par mois pendant une heure. Cela demande énormément d’énergie.
Ça coûte beaucoup d’argent. Les gens ne réalisent pas ça. Il faut
l’avoir vécu pour le savoir. Pour une visite ou pour pouvoir assister à
une audience, il faut compter deux jours, le prix d’un hôtel, l’essence.
C’est comme pour vous, qui venez de Belgique.
Je ne connaissais rien de la prison avant qu’Ali soit enfermé.
Les prisons, les tribunaux et tout ça n’avait pas de place dans ma
vie, ni dans la sienne, c’était un monde étrange et sans importance. Une
fois Ali en prison, je me suis rendu compte de ce que cela représentait
pour les détenus et pour leurs familles d’avoir un proche en prison.
Je pense beaucoup à lui.
Il me manque.
Je me dis que je dois lui remonter le moral quand il va mal. On s’est
marié il y a plus de vingt cinq ans, en 1986, à Molenbeek. Il m’a
toujours encouragée, que ce soit pour obtenir mon permis de conduire ou
autre chose, ce n’était pas un homme qui allait t’interdire quoi que ce
soit.
Maintenant, il est en prison. Quand il souffre d’allergie, il n’y a
pas de médecin qui le soigne comme ça se fait en Belgique. Rien de tout
ça au Maroc. Parfois, il en a ras le bol. Il a été agressé en prison.
Ils sont six maintenant dans une grande cellule. Il nous a dit que ça
allait mieux. Mais le sentiment d’inquiétude va et vient. Il faut
toujours être attentif. Le stress est toujours là.
Moralement ça pèse.
Moralement, ta vie est brisée, cassée.
Quand je me retrouve seule, je me sens souvent mal. J’ai le sentiment de vivre et revivre cette terrible injustice.
Tu ne mènes plus une vie normale.
Il faut faire face, toujours faire face. Faire face pour la petite,
Emina, qui grandit sans son père. Qui parle au téléphone avec lui, et
qui pense qu’il est parti au Kosovo, tout comme le papa d’une amie à
elle qui fait son service militaire espagnol là-bas. Faire face pour la
famille, pour mon beau-père, qui a 78 ans et qui vit tout cela très,
très mal. Quand Ali et moi vivions en Belgique, Ali était commerçant à
Bruxelles, il y tenait une papeterie. Quand les choses n’ont plus très
bien marché, son père l’a invité à le rejoindre à Melilla, où il était
né, et à essayer ici. Il avait aussi cette idée en tête de profiter
pendant les dernières années de sa vie de la présence de son fils à ses
côtés. Pendant un an, Ali a tenu une cafétéria à Melilla. Il était en
train de chercher un meilleur endroit pour installer son établissement.
En même temps, il avait repris le job de son frère, qui était devenu
malade, et avait dû abandonner la conduite de son camion. Notre bonheur
n’a duré qu’un an. Après, le cauchemar a commencé.
La Belgique, la grande déception.
Mon propre père est allé travailler en Belgique au moment où la
Belgique avait besoin de main d’œuvre et où on faisait appel à des
travailleurs marocains pour venir travailler dans l’industrie, le
bâtiment ou les mines.
Il est parti du Maroc. Il a travaillé pendant toute sa vie dans une
usine métallurgique à Vilvorde, une commune tout près de Bruxelles.
J’avais sept ans quand ma mère et moi avons pu rejoindre mon père.
Notre bonheur allait être de courte durée : huit ans après notre
arrivée, j’avais quinze ans, ma maman est décédée, suite à une maladie.
Elle avait trente quatre ans.
Et là, la vie s’est retournée.
D’un coup, moi l’aînée, j’allais devoir prendre la responsabilité de
la famille. Après le décès de ma mère, mon père s’est remarié et j’ai eu
en tout 9 frères et sœurs de ces deux mariages. Je peux dire que j’ai
eu une enfance, mais ensuite, pas d’adolescence : c’était immédiatement
le monde des adultes.
Je tenais beaucoup à ma maman.
C’est elle qui nous a appris le respect, la politesse, la prière, le ramadan.
Quand elle est morte, j’étais en secondaire dans la section latin.
J’avais de très bonnes notes. J’étais vraiment une bonne élève, j’aimais
étudier. Toujours première de classe.
Après sa mort, j’ai interrompu mes études pendant un an. Quand je les
ai reprises, je ne voulais plus continuer la même orientation. J’ai
choisi la technique. J’ai appris la couture. L’école me déconseillait ce
changement, et elle en était si étonnée qu’elle m’a d’abord inscrite à
l’essai. Mais c’est pourtant ça que j’ai appris.
Aujourd’hui, j’ai 48 ans, je fais des travaux de couture et je fais le
ménage, et je suis des cours pour devenir aide-soignante pour les
personnes âgées.
Je suis tellement déçue de la Belgique. Qu’ils aient permis
l’extradition d’Ali. Qu’ils ne nous aient jamais aidés en quoi que ce
soit. Jamais.
La solidarité
La solidarité est tellement importante.
Ceux qui poursuivent Ali n’aiment pas la médiatisation et la solidarité internationale, comme elle s’organise en Belgique.
Ici, à Melilla, tout le monde connaît Ali, il est né ici. Les gens
m’arrêtent dans la rue et demandent des nouvelles d’Ali. « Ali un
criminel ? », me disent-ils, « ce n’est pas possible ».
On a fait des pétitions. On a collecté des signatures. On a eu un
campement avec des tentes pour Ali sur la grande place à Melilla pendant
4 mois. J’ai été reçue par le président de Melilla.
J’aimerais que ça se termine.
J’aurai tellement envie que tout ça se termine.
Que ça s’arrête.
Je n’ai toujours rien compris à ce qui nous est arrivé. Et je ne comprendrai probablement jamais.
Comme tant d’autres femmes, j’ai seulement constaté qu’ils m’ont pris mon mari et l’ont mis en prison.
Mais de quoi vont-ils accuser Ali ? Il y a rien contre lui. La
justice espagnole l’a blanchi. Son dossier est vide. Il l’accusent
d’avoir eu des liens avec Belliraj, avec l’algérien Benyattou et avec
tant d’autres dont ils lui ont montré les photos, mais il n’en connaît
aucun. Mais avec combien de gens encore doit-il avoir eu un lien ? Ali
ne connaît pas le Maroc, il n’y est pas né, il n’y a jamais vécu.
Et si Ali était devenu trafiquant d’armes, ne croyez vous pas qu’on
aurait vécu comme des rois, ou au moins mieux que maintenant ? »
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