Pour Ernesto Moreno, dessinateur

Chaque lutte d'envergure produit des amitiés qui durent.
Il y a deux ans, j'ai rencontré Ernesto pour la première fois à la présentation du film « Prisons des villes, prisons des champs », produit par les Ateliers urbains, au café le Queen's à Haren. Ensuite sur ce grand terrain à Haren, entre la vieille usine Wanson, la ligne du chemin de fer et le sentier du Keelbeek, destiné à y implanter la plus grande prison de Belgique. Je l'y ai vu planter et récolter des patates. Acte de résistance agricole. Je l'ai entendu chanter et jouer à la guitare. Vu apporter de l'eau et de la nourriture pour les occupants du terrain. Organiser des conférences auxquelles il m'invitait parfois pour parler du monde carcéral. Mettant de l'ordre dans le camp avec sa femme Ana-Maria. Ernesto Moreno et Ana-Maria, habitants de Haren, issus de l'immigration espagnole, nous apportant un souffle de la résistance espagnole au moment de la République. 
Pour dire, qu’Ernesto n'est pas un spectateur. Ernesto ne décrit pas. Regardez bien chacun de ses dessins. Prenez votre temps. Il est là. Parmi les habitants. Parmi les Patatistes, les ZADistes, les magistrats, les architectes, les avocats et tous ces personnages qui animent ce formidable mouvement populaire contre la construction d'une méga-prison à Haren. Un mouvement qui résiste depuis cinq ans et qui a construit la première barricade devant le Masterplan pour la création de nouvelles prisons en Belgique.
Les dessins d'Ernesto témoignent d'un clash.
Un clash, parfois violent, entre ce qu'on appelle les simples citoyens d'un côté et les pouvoirs politiques et le monde financier, toujours à la recherche de plus de profit, de l'autre. Pour beaucoup d'habitants, engagés dans la lutte contre la construction d'une nouvelle prison, il s'agissait d'abord de la démocratie. Il s'agissait d'avoir leur mot à dire, d'être entendus. L'intérêt pour le monde carcéral n'est venu qu'après que les habitants ont été confrontés aux tromperies, aux mensonges, aux fausses promesses des politiques et des entrepreneurs, qui les traînaient et les malmenaient d'une réunion d'information ou de consultation à l'autre.         
Laurent Moulin, le président du Comité des habitants de Haren, m'expliquait qu'au début de la lutte, le Comité n’était pas du tout contre la venue d’une petite prison de 300 détenus, comme annoncé il y a près de dix ans. À ce moment-là, me disait-il, il s’agissait d’un projet sur les terrains pollués et abandonnés de l’usine Wanson. Ce n’est que fin 2011 que les habitants ont appris - par hasard - que la Régie des bâtiments voulait s’accaparer des 20 hectares du Keelbeek pour y construire une méga-prison. Depuis, la démocratie dans ce dossier n’a tout simplement plus existé. Même pas pour de simples amendements ou d'innocentes propositions venant des habitants, qui n’allaient pas à l’encontre de la construction d’une nouvelle (petite) prison. Ces expériences négatives avec les autorités ont amené le Comité à s’opposer de plus en plus à la construction d’une prison tout court. Et à remettre en cause la politique carcérale en Belgique qui leur était totalement inconnue jusque-là.    
Laurent me disait : « Nous avons constamment posé des questions, mais jamais eu de réponses. En septembre 2013, la Régie des bâtiments organisait une réunion pour nous expliquer où l’entrée de la prison-village allait se faire. Nous avons mis nos propres propositions sur la table. Puis, silence. Jusqu’en décembre 2014, où la décision finale nous a été annoncée. La note ne mentionnait même pas nos alternatives. Quand on a dit ça, ils nous ont répondu : Mais vous étiez quand-même à la discussion, non? Il y a eu de la transparence, non? En janvier 2014, l'architecte est venu donner une explication - une explication technique, dont personne ne comprenait rien. J’avais proposé d’organiser la réunion ensemble, de sorte que les gens puissent poser leurs questions, mais ils ne m’ont même pas répondu. La communication autour de la prison a été une catastrophe dès le début ».
Cris de désespoir d’un individu frustré ? Sept organisations, et non des moindres, confirment son constat amer. Dans un communiqué, elles ont toutes dénoncé, je cite : « l’absence de transparence, l’illusion de la consultation, l’absence de débat, le manque de sérieux du comité d’accompagnement et du rapport d’incidence et les annonces et fausses promesses politiques. »

Sous le titre « Quelle démocratie sauvera Haren ? », le professeur en architecture Gideon Boie commentait comment la démocratie est devenue une illusion. Non seulement pour les détenus ou leurs familles, pourtant les premiers concernés par ce changement radical du paysage carcéral à Bruxelles, mais qui n'ont aucun droit à la parole. Mais encore pour les habitants de Haren, comme pour tout citoyen, pour qui il est devenu impossible d’obtenir une vraie discussion sur l'ensemble d’un projet comme la méga-prison de Haren. Le processus démocratique, dit Gideon Boie, est limité au niveau local, rendant les citoyens impuissants quant aux vraies décisions politiques prises à un autre niveau et qui, lui, est exclu de toute discussion. Ainsi, la Région s’informe auprès des communes sur les questions urbanistiques pour lesquelles elles sont compétentes. Comme l’entrée de la prison, les transports publics, l’infrastructure du parking de la prison. Si les habitants ont des questions concernant les affaires régionales, comme le développement territorial, ils doivent s'adresser au niveau régional. Si les habitants souhaitent intervenir sur des affaires fédérales, comme la question pénitentiaire ou l’infrastructure fédérale, ils sont renvoyés au niveau fédéral. Sauf, qu'à ces niveaux-là, il n’y a tout simplement aucune possibilité de discussion ou de concertation.

Le 21 septembre 2015, un événement résume tout et inspire le dessin en couverture de ce livre.
Au moment-même où une trentaine d'habitants et de sympathisants plaident devant le tribunal leur opposition à l'ordre d'évacuation du camp du Keelbeek, émanant de la Régie des bâtiments et du ministère de la Justice, le camp du Keelbeek est attaqué et évacué manu militari. Par la police de Bruxelles, qui laisse derrière elle un camp complètement démoli, brûlé, dorénavant entouré de grilles et occupé par des gardes de sécurité. Ce tribunal de première instance à Bruxelles déclarera illégal l'ordre de l'évacuation. Mais le mal est fait.
Ou non ?
Merci à Ernesto de nous apporter une vibrante étincelle d'espoir pour continuer le combat. Souriez ! Et bonne lecture ! 

Luk Vervaet

(Préface au livre "& Patati & Patata, trois ans de luttes à Haren")

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