Remember the sky : le ciel bleu du 11 septembre…


Des enfants de la province de Kunduz
dans un camp de réfugiés de la banlieue de Kaboul,
 octobre 2016. Shah Marai, AFP

par Luk Vervaet et Nadine Rosa-Rosso

Nos pays ont érigé la victimisation en nouvelle culture occidentale. Après la conquête du monde pour le christianiser, puis pour lui apporter la civilisation et enfin la démocratie et les droits humains, par le massacre des populations et le vol de leurs richesses, voici venue l’heure de nous présenter comme victimes. Victimes du terrorisme barbare. Victimes des attentats horribles qui ont bouleversé et « changé la face du monde pour toujours », peut-on lire sur presque tous les médias, sans provoquer le moindre froncement de sourcils.

Si l’on veut s’attaquer au bilan du monde, ne serait-ce pas plutôt l’effondrement du camp socialiste en 1989, suivi immédiatement par les guerres sans fin contre les pays musulmans, à commencer par la première guerre du Golfe en 1991, qui est le vrai tournant historique ?

Le jour même des attentats du 11 septembre, nous avions lancé un appel « à empêcher le gouvernement américain et les gouvernements alliés d’utiliser ces attaques comme prétexte pour attaquer des pays qui n'ont rien à voir avec ce terrorisme, mais qui ont été en désaccord avec le gouvernement américain en raison de leurs politiques indépendantes, ou de renforcer les mesures anti-démocratiques aux États-Unis et ailleurs. Une telle réaction ne ferait qu'accroître les dangers de la guerre et du fascisme »[1].

Malgré les manifestations de masse contre la guerre qui se sont étendues au monde en entier, elle a bel et bien eu lieu et ne s’est jamais arrêtée. Depuis cette date-là, on décompte en effet « entre trente-cinq et cinquante conflits armés actifs chaque année, des guerres dans lesquelles la responsabilité des États occidentaux est directement engagée du fait de leurs politiques interventionnistes ».[2]

Ce qui a réellement changé la face du monde après le 11 septembre 2001, ce ne sont pas les attentats, mais la réponse à ces attentats : les guerres interminables, accompagnées d’une explosion du terrorisme, des violences policières, d’une dérive fasciste sécuritaire, du racisme et de l’islamophobie.  Ce qui aurait vraiment pu changer la face du monde, c’est que les gouvernements américains successifs, démocrates ou républicains, ne dépensent pas, en vingt ans, « plus de 21 000 milliards de dollars dans leur pays et à l'étranger pour des politiques militaristes ! » [3] Il suffit de quelques instants pour imaginer tout ce qui aurait pu être fait avec ces sommes colossales pour mettre fin à la faim dans le monde ! Ou encore pour venir en aide aux victimes des catastrophes naturelles  dues au changement climatique… 

Mais lors des commémorations, pas un mot sur le contexte politique ou social et encore moins sur les massacres qui les ont suivis, tous commis en notre nom. 

L’art de se faire passer pour les victimes

Par extension, nos pays sont aussi présentés comme « victimes » des vagues d‘immigration qui déferlent sur nos frontières. Terrorisme et immigration, deux phénomènes censés semer la peur et menacer « notre civilisation et nos valeurs humanistes ». Sous-entendu que, si nous n’avons peut-être plus le droit de conquérir ouvertement le monde comme à la belle époque coloniale, nous avons toujours celui de nous défendre, par tous les moyens, contre les barbares qui nous entourent. Ce qui a d’ailleurs été pris à la lettre par les terroristes de l’extrême droite blanche aux États-Unis et en Europe, les Anders B.Breivik, Philip Manshaus, Patrick Crusius, Brenton Tarrant, Dylan Roof et autres, dont les noms ne vous disent probablement rien. Parce qu’ils ne font pas ou plus la Une des médias et parce qu’il n’y a pas ou peu de commémorations pour leurs victimes. Pourtant, aux États-Unis, pendant ces vingt dernières années, ces terroristes de l’extrême-droite ont tué plus de gens que les fondamentalistes islamistes américains.[4]

Cette année, les  commémorations du 11 septembre 2001 (en anglais 9/11, nine eleven), jour des attentats de New York, ont pris une forme exceptionnelle. D’abord, parce qu’il s’agit de l’anniversaire des vingt ans. Vingt ans déjà que cet événement est martelé chaque année dans nos mémoires. Les cérémonies pour les près de trois mille victimes dont les noms ont été lus un par un, en présence de trois (ex-)présidents, soutenues par des émissions spéciales à la télé, des documents et des vidéos inédits, ont pour objectif qu’on n’oublie pas et que les jeunes nés après cette date fatidique s’en souviennent eux aussi. L’événement du 9/11 n’ayant pas été vécu par la jeune génération, peut-on lire sur le site du musée spécialement construit à la mémoire des attentats par les autorités américaines, les jeunes sont invités à poster une photo sur Instagram d’un ciel bleu avec le hashtag Never Forget[5].

Photo 9news

Cette campagne Remember the Sky (se souvenir du ciel) doit aider « à faire connaitre à la nouvelle génération les leçons apprises pendant et après le 9/11 ».[6] Mais si les jeunes en Afghanistan, à Gaza et ailleurs dans le Sud avaient à se souvenir du ciel, vivraient-ils autre chose qu’un cauchemar, verraient-ils autre chose que les avions et les drones qui les survolent et les bombardent, pas pendant un jour mais durant des mois et des années ?  

Ce 11 septembre 2021 était aussi la date choisie par Biden pour le retrait définitif de l’Afghanistan des dernières troupes américaines et de l’OTAN. C’était du moins le plan : finir cette guerre de vingt ans de manière officielle, propre et on ne peut plus symbolique, camouflant ainsi la défaite cinglante de cette armée gigantesque. Les choses se sont cependant passées autrement car cette dernière a dû prendre la fuite dix jours plus tôt que prévu. Tout comme elle a dû le faire dans le chaos complet au Vietnam en 1975. Les images de l’aéroport de Kaboul, « dernier bastion libre face à l’assaut des fondamentalistes », représentaient les scènes terribles de personnes voulant à tout prix échapper aux Talibans et accueillies par des soldats américains protégeant les femmes et portant des bébés afghans dans leurs bras. Une sollicitude désarmante, jamais vue pendant les vingt ans de cette guerre et suscitant la sympathie à l’égard de ces soldats, victimes eux aussi des barbares prêts à détruire tous les acquis démocratiques apportés à ce pays.

Enfin, trois jours avant les commémorations du 11 septembre, comme pour compléter le tableau, s’ouvre à Paris, sous les caméras du monde entier, le méga-procès historique des attentats de Paris du 13 novembre 2015 qui ont fait 130 morts et 350 blessés. Dans ce procès-spectacle, il s’agit de juger les auteurs de l'attentat le plus meurtrier jamais commis sur le sol français. « Filmé pour l’histoire », « le procès sans doute le plus long de l’histoire », peut-on lire dans la presse, a lieu dans « la plus grande salle d’audience jamais construite » et « sous sécurité maximale ».  Là encore nous étions les victimes.

Le choix des anniversaires, les auteurs, les bonnes et les mauvaises victimes

Les victimes de New York et de Paris méritent d’être commémorées. Tout comme leurs familles méritent toute notre sympathie et tout notre soutien.

Mais, aux mains de nos autorités et de nos médias, toute commémoration est un message politique.

D’abord, le choix de désigner certains événements qui se sont passés chez nous comme « historiques » ou « événement du siècle », au point d’avoir « changé la face du monde » exprime la vision coloniale et impérialiste du monde. Pour les pauvres du monde, l’événement historique qui revient chaque année, n’est-ce pas le fait que « 11 millions d’enfants dans ce monde meurent chaque année de malnutrition et de causes liées à la pauvreté, causes qui auraient pu être évitées ou soignées » ? Pour ceux et celles qui essaient d’échapper à la misère, la face du monde n’a-t-elle pas changé quand ils ont reçu l’interdiction de s’évader, bloqués par Frontex, et quand « 640 enfants migrants ou réfugiés se sont noyés en Méditerranée depuis 2014 »[7]. Pour ceux et celles qui ont résisté à l’oppression et à la misère, l’événement qui a changé le monde n’a-t-il pas été l’écrasement de leurs rêves par le renversement des régimes progressistes et par l’assassinat de leurs leaders. Ainsi, pour ne citer qu’un seul exemple, qu’en est-il des victimes tombées en 1973, un même 11 septembre, du coup d’État au Chili, organisé par la CIA, causant autant de victimes qu’à New York ?

Ensuite, l’exposition en images inédites et à répétition de l’horreur des attentats à New York ou à Paris, de la douleur des survivants et des victimes innocentes, des visages des auteurs monstrueux, sert un objectif politique. Celui de présenter le monde comme divisé en deux : le « nôtre » contre le «leur », « nous, les civilisés » contre « eux, les barbares, les sous-hommes ». Ainsi, il est stupéfiant de voir George W. Bush, un criminel de guerre, prendre la parole aux commémorations du 11 septembre. Il y a défendu la guerre exactement comme il l’a démarrée il y a vingt ans : « Permettez-moi de m'adresser directement aux anciens combattants et aux personnes en uniforme : la cause que vous avez poursuivie est la plus noble que l'Amérique ait à offrir. Vous avez mis vos concitoyens à l'abri du danger. Vous avez été le visage de l'espoir et de la miséricorde. Vous avez été une force pour le bien dans le monde. À vous et aux défunts honorés, notre pays est éternellement reconnaissant... ».[8] 

Le bien contre le mal !? 

Que dire des chiffres parus dans le projet Costs of War, qui révèlent que, pendant les 20 années de guerres américaines après 9/11, lancées par Bush, « près d'un million de personnes ont été tuées, 37 millions de personnes ont été déplacées et 8 000 milliards de dollars ont été dépensés par le gouvernement américain pour les guerres ».[9] Tout cela avec le soutien de l’OTAN et de l’Europe. Et quand la Cour pénale internationale a annoncé ouvrir une enquête sur les crimes de guerre commis par les États-Unis en Afghanistan, la réponse du gouvernement américain a été le décret du 11 juin 2020. Selon celui-ci, cette enquête représente « une menace pour la sécurité nationale » et que « les avocats, juges, chercheurs en droits de l'homme et tout le personnel travaillant pour la Cour peuvent voir leurs comptes bancaires américains gelés, les visas américains révoqués et les voyages aux États-Unis refusés ».[10]

Peut-on prétendre rendre justice sans une seule poursuite contre des criminels de guerre comme George W. Bush. Rumsfeld, Cheney, Tony Blair, Petraeus, Bolton et autres responsables politiques des pays alliés comme la Grande-Bretagne, la France ou la Belgique ? Bien sûr, comme toujours, on lancera bien quelques poursuites contre nos propres pommes pourries qui ont agi sur le front de manière inappropriée. 


  Comme le sergent Robert Bales, condamné à la perpétuité pour avoir massacré deux familles afghanes, le 11 mars 2012. Seize personnes en tout, dont onze par une balle dans la tête, dans les villages de Balandi et d’Alkozai dans le sud de l’Afghanistan. Après cela, il incendia les corps. Sumad Khan, un fermier afghan, perdit onze membres de sa famille dans cette tuerie : sa femme, quatre filles de deux à six ans, quatre fils de huit à douze ans ainsi que deux parents proches. Souvenons-nous de ce commandant de l’armée australienne, qui apprenait aux jeunes recrues à tuer pour la première fois dans leur vie en les obligeant à tirer sur un prisonnier afghan. Ou de ces vingt-cinq soldats australiens impliqués dans « des crimes sérieux »[11], qui plaçaient des armes à côté des corps de civils afghans tués, afin de les présenter comme des insurgés et de justifier ainsi leurs meurtres. Il faudrait dresser la liste de toutes les victimes afghanes pour chaque armée qui a participé à cette guerre[12].

Il serait facile de coller à ces soldats l’étiquette de monstres pour faire oublier que ces actes terrifiants ne sortent pas d’un vide politique. Les actes monstrueux sont le produit de la guerre. Tout comme les actes monstrueux commis par des jeunes tout à fait normaux et ordinaires des quartiers populaires français ou belges, les Koulibaly, Abdeslam, Mehra et autres, sont le miroir et le reflet de la barbarie en cours. La guerre américaine au Vietnam a produit des groupes de jeunes révolutionnaires armés de gauche en Occident, tout comme les guerres contre l’Afghanistan, l’Irak et la Palestine ont produit les jeunes accusés d’aujourd’hui, même s’il n’y a pas de comparaison entre les idéologies et les méthodes. Ce sont les enfants du chaos que nous avons créé, comme le disait à juste titre Alain Bertho[13].    

Enfin, par la sélection de qui dans ce monde est considéré comme victime (les nôtres) ou non (les leurs), le message envoyé par les commémorations ne peut être qu’un appel à la haine, à la vengeance, à la justification de la guerre, à l’intolérance et à la méfiance vis-à-vis de l’autre. La quasi-totalité des victimes de nos guerres n’ont pas de noms. On ne connaît pas leur visage, on ne regarde pas des vidéos inédites de ces victimes et leurs familles. Tout au plus, çà et là, une phrase dans un article. Comme celle d’un reporter américain en Afghanistan qui a parcouru des petits villages comme Pan Killay et environs et y a constaté que « chaque famille afghane a perdu en moyenne dix à douze membres de sa famille pendant les vingt ans de la guerre américaine ! »[14].

Ceux qui ne verront plus jamais le ciel

Il y a aussi cette catégorie de personnes créée pendant ces dernières vingt années, celle des terroristes vrais, présumés ou innocents, les kidnappés, les sans-droit, les torturés, les enterrés vivants dans les prisons de sécurité maximale. Ou la nouvelle catégorie des donneurs d’alerte emprisonnés, comme Assange, ou en exil forcé, comme Snowden. Notre propre pays a connu le cas de Nizar Trabelsi, ce Tunisien arrêté par la police belge le 12 septembre 2001 pour avoir eu l’intention d’attaquer la base militaire américaine à Kleine Broghel en Belgique. Après avoir purgé ici, jusqu’au dernier jour,  sa peine maximale de dix ans, la justice belge a approuvé la demande d’extradition des États-Unis, le 23 novembre 2011 et l’a installé, deux ans plus tard, sur un avion de la CIA vers les États-Unis, et ce contre l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme. Cela fait huit ans qu’il y est en détention et son procès n’a même pas commencé ! Les agents du FBI venus interroger Nizar Trabelsi lui ont dit : « Si tu es extradé, tu seras chez nous, et tu ne verras plus jamais le ciel ».  Depuis, tout ce qu’il peut encore faire, c’est essayer de s’en souvenir. 

Le ciel bleu… Pour les pauvres et les opprimés de la planète, ici comme ailleurs, ce sont les nuages qui s’amoncellent au-dessus de leurs têtes. Pour qu’ils puissent le voir enfin un jour, ce ciel bleu, il est urgent de rompre avec la logique guerrière qui enrichit les marchands d’armes et protège des intérêts qui ne sont pas les nôtres, qui nous habitue à raisonner en terme de vengeance et rabote inexorablement tous ces droits démocratiques que nous prétendons exporter chez les autres.

 



[1] Nadine Rosa-Rosso, déclaration du 11 septembre 2001, voir Plus qu’hier et moins que demain, contre le racisme, le colonialisme et la guerre, Antidote, 2018

[2] Nils Andersson le capitalisme c’est la guerre, 2021 Terrasses éditions

[5] https://911memorial.org/20th-anniversary/inspire/remember-sky

[7] Au moins 640 enfants migrants ou réfugiés ont perdu la vie en Méditerranée depuis 2014, http://demain-lecole.over-blog.com/2020/02/640-enfants-se-sont-noyes-en-mediterranee-depuis-la-mort-d-aylan.html

[8] https://edition.cnn.com/2021/09/11/politics/transcript-george-w-bush-speech-09-11-2021/index.html

[9] The true costs of the post 9/11 wars https://watson.brown.edu/costsofwar/

[12] They decided to kill all of them, vidéo d’un raid australien, causant la mort de 13 paysans afghans, peut être visionnée ici : https://www.abc.net.au/news/2021-06-09/deadliest-alleged-war-crime-by-special-forces-in-afghanistan/13362000  

[13] Alain Bertho, Les enfants du chaos, essai sur le temps des martyrs, La découverte 2016

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