Un an de village carcéral à Haren (Bruxelles), un hommage à la résistance


Mon intervention au colloque « La petite prison dans la prairie », Bruxelles, 18 décembre 2023

Je ne sais pas si Juliette et Manu et les autres ami-e-s de l’Observatoire international des Prisons et de la Ligue des Droits humains l’ont planifié comme ça, mais ce jour du colloque est aussi la journée internationale des migrants. C’est aussi la journée où démarre la campagne Viva for Life du côté francophone et « de Warmste Week » (la semaine la plus chaleureuse) du côté néerlandophone. Thème de cette année : combattre la pauvreté des enfants, protéger les enfants contre la maltraitance et contre la violence.

J’espère que les enfants de Gaza seront inclus dans cette campagne. J’espère qu’y seront inclus les enfants qui sont en danger et pour qui n’existe pas de lieu d’accueil. Et aussi les près de 20000 enfants en Belgique qui fêteront Noël et le Nouvel An sans leur papa ou leur maman en prison. Il s’agit là d’une violence d’État contre ces enfants. Nous savons tous que l’incarcération d’un père ou d’une mère porte gravement atteinte au développement psychoaffectif et social d’un enfant. Ce n’est qu’une de ces nombreuses formes de dommages collatéraux causés par la prison. Des dommages qui, à leur tour, dirigent la génération suivante vers la prison.

S’opposer à la violence carcérale, à ces dommages collatéraux violents, a été une des nombreuses motivations pour lesquelles nous avons construit un front uni de centaines d’activistes, d’organisations démocratiques et d’habitants de Haren contre la construction d’une mégaprison. La plus grande opposition contre la politique carcérale que la Belgique ait connue pendant cette dernière décennie. 


N'en parlons plus ?

Mais, nous disent les partis politiques et les responsables pénitentiaires : n’en parlons plus. Non seulement cette résistance a perdu le combat et nous avons gagné, mais en plus, si on croit les déclarations officielles et la presse, la résistance a eu tort. Elle a été complètement à côté de la plaque, quand on voit ce magnifique résultat qu’est la prison de Haren aujourd’hui. Un journaliste de De Morgen décrivait le village pénitentiaire de Haren comme, je cite, « un gigantesque mea culpa pour 192 ans de politique pénitentiaire belge ».Selon l’ancien ministre de la Justice, cette prison de Haren est « Le fleuron, le vaisseau amiral, de la révolution silencieuse de notre système carcéral ». Ce ministre était aussi ministre de la Mer du Nord. C’est probablement pour ça qu’il fait référence à un navire. On verra par la suite si ce vaisseau amiral sera comparable au Titanic, ce navire qui lui aussi était le plus avancé de tous les temps.

En fait, les promoteurs de la mégaprison oublient de nous dire que la situation au niveau carcéral est aussi grave, si pas pire, qu’au moment du lancement du Masterplan pour une détention dans des conditions humaines en 2008.

Quant à notre défaite, comme nous montre ce beau film« « Haren, village emprisonné », à travers les portraits de quelques-uns et de quelques-unes qui se sont battus, la résistance est toujours là. Elle est toujours vivante. D’Élizabeth à Stef, elle traverse les générations.

Notre mouvement n’a pas réussi à stopper la construction de la mégaprison. Ce qui n’est pas étonnant vu les forces en face : les millionnaires du Cafasso, l’État et ses gendarmes. Mais il a gagné à plus long terme. Il a permis une réelle prise de conscience de l’univers carcéral et il a dressé les premières barricades contre la politique carcérale actuelle en Belgique.

"L'impact d'une action inventive et innovante"

Comme le dit Angela Davis, une abolitionniste de longue date : « Parfois, nous devons continuer notre travail même s’il n’y a pas de lumière à l’horizon. Un mouvement peut échouer. On peut détruire ses camps. Il peut ne rien produire de tangible, ne mener à rien… Mais il faut penser à l’impact de l’action inventive et innovante qui peut servir de modèle aux actions que nous mènerons à l’avenir ».

À  partir de cette idée, en quoi notre combat peut servir des luttes à venir, je vous propose huit points que je vais juste mentionner, vu que le temps est limité. On pourra en discuter tout au long de la journée.

1. Nous avons amené la prison sur la scène publique

Il faut la sortir des mains des spécialistes de l’enfermement. Ne pas se limiter à avoir des échanges avec les autorités ou les parlementaires, mais en faire un problème public, qui concerne l’ensemble de la société, et entamer des discussions parfois difficiles avec ce public.

2. Pour réussir un combat, il nous faut trois outils :

(1)    un comité des habitants comme celui de Haren : progressiste, antiraciste, implanté, avec une tradition d’un travail social dans la petite commune de 4 500 habitants. Le cœur battant du mouvement, soutenu par Inter Environnement Bruxelles, qui organise des interpellations, conférences, visites à domicile, qui publie des tracts et affiches contre la prison, déposés dans toutes les boîtes aux lettres de Haren.

(2)    une Zone à défendre, une ZAD, avec une occupation du terrain, qui devient le centre de rencontre, de formation, le nerf de la guerre. Une entreprise qui demande beaucoup d’investissements matériels et logistiques (tentes, nourriture, toilettes…) 

(3)    un front uni démocratique et large. Qui va des organisations comme La Cavale et le Collectif de lutte anticarcérale, à la création d’une "Plateforme pour sortir du désastre carcéral" avec l’Observatoire International des Prisons, la Ligue des droits humains, Inter Environnement Bruxelles, Respire, BXL Laïque, Haren Observatory, l’Association syndicale des Magistrats, jusqu’aux parlementaires sympathisants. Sans exclusives. Sans dirigeant en particulier.

3. Prendre une position politique claire : « Non à la mégaprison ». Non à l’édification des structures carcérales gigantesques. Non aux prisons comme des produits du marché capitaliste. Non à l’état carcéral, oui à une société de soins. Des positions qui pouvaient unir aussi bien les abolitionnistes que les réformistes des prisons. Qui pouvaient unir ceux et celles qui sont contre les maxiprisons, mais aussi ceux et celles qui sont contre la prison tout court, ceux et celles qui sont pour le maintien et la restauration des vieilles prisons actuelles etc.

4. « Ni prison, Ni béton ».

Le slogan qui résume bien la convergence et les alliances entre les opposants à la prison d’un côté et les luttes paysannes, agricoles, environnementales, alimentaires, écologiques. Ainsi, les organisations Luttes Paysannes et le Réseau de Soutien à l’Agriculture Paysanne (RSAP) ont joué un rôle déterminant dans toute l’opposition à la prison.

5.      Internationaliser la lutte.

Nous avons connu une participation européenne à l’occupation. Comme cela a été dit par Stef dans le film : la conscience que tout est lié, qu’on ne peut plus réussir sans liens avec les autres. Nous avons lancé l’Appel des deux cents citoyens et de huit organisations belges pour un Moratoire sur la construction de nouvelles prisons. Un appel lancé en parallèle avec des organisations et des activistes français et anglais. En France, sous le nom: « Construction de nouvelles prisons : une politique qui mène droit dans le mur », et en Grande-Bretagne : « Building more prisons is not the answer ».

6.      Créer une culture anticarcérale

Il y a eu les ateliers "Affiches sur les prisons" et le film "Prisons des villes, prisons des champs" produit par les Ateliers urbains et l’IEB. Les reportages de Haren TV, Zin TV et Via Campesina TV. L’édition d’un journal Le P’tit Chicon. "Patati & Patata, trois ans de lutte à Haren", la bande dessinée d’Ernesto Moreno."Haren, vers la prison de demain", mémoire de fin d’études de Notaro Gennaro.  "Dé/construire la prison", ateliers de la Faculté d’architecture de l’ULB. Un travail de terrain par les étudiants de l’unité Socio-économie, Environnement et Développement (SEED) de l’Université de Liège. Des projections de films au cinéma Nova et par Attac Bruxelles. En 2019, le livre "Ni prison, ni béton, Contre la maxi-prison de Bruxelles et son monde", par le Collectif Vrije Keelbeek Libre et maelström , l’histoire des neuf premières années de résistance à la maxiprison. En 2023, paraît Village pénitentiaire de la photographe Camille Seiles. Aujourd’hui, à l’occasion de ce colloque, on découvre le film Haren, village emprisonné ! L'année prochaine sortira le film de Jean-Benoît Ugeux: La petite prison dans la prairie.

7. Construire une équipe de professionnels : avocats, économistes, spécialistes de l’environnement, de l’agriculture, de la biodiversité, qui travaillent sur les dossiers. L’action devant la justice contre l’octroi de permis de construire et de permis environnementaux etc., a été un combat constant pendant toute la lutte.

8. Se préparer à la violence de l’État, constituer un fonds de soutien pour la lutte

L’opposition à la construction de la prison ne s’est pas éteinte comme ça. Les soi-disant consultations ont été une forme de mascarade démocratique, mais par la suite, il y a eu une violence de l’État pour en finir avec la contestation.  Celle-ci a été brisée violemment et financièrement.


Déjà en septembre 2015, chaque occupant de la ZAD a été menacé d’une amende de 2500 euros pour occupation illégale. Cette menace a été suivie par une évacuation de force : toutes les tentes et les cabanes en bois du site du Keelbeek ont été détruites par la police.

Mais les occupants sont revenus.

En 2017, dix personnes ont été auditionnées pour les frais de déblaiement du site et des dommages causés à la clôture métallique.

Une nouvelle expulsion violente du site de Keelbeek a eu lieu en août 2018. Cette fois, tout ce qui se trouvait sur le site a été détruit et incendié sur place par la police. Sept activistes ont été arrêtés. 


En 2018, quatre militants anticarcéraux ont été condamnés à dix mois de prison avec sursis pendant trois ans, pour destruction du bien immobilier en bande. Il s’agissait d’une peine pour un coup de poing qui a détruit la maquette de la prison dans le bâtiment de la Régie. En 2021, s’y ajoute le volet civil, avec une amende à payer de 43 000 euros.

En 2019, arrestation de nonante citoyens alors qu’ils formaient un bloc humain sur une route d’accès aux travaux qui avaient commencé sur le site du Keelbeek.

En 2019 aussi, c’est Jan Jambon, alors ministre fédéral de l’Intérieur et responsable de la Régie qui dépose plainte contre dix citoyens pour les frais de déblaiement du site et les dommages causés à la clôture métallique autour du site de Keelbeek en 2015. Il (l’État belge) réclame aux dix personnes la somme astronomique de 1 036 000 euros : un million trente-six mille euros, répartis en 13 000 euros pour les frais d’évacuation, 70 000 euros pour la destruction de la clôture et 953 000 euros pour les frais de surveillance par G4S Denys. Les dix ont dû comparaître devant le tribunal le 14 janvier 2020, Les charges retenues contre ces 10 personnes, choisies au hasard, étaient tellement grotesques et disproportionnées que le tribunal a prononcé un non-lieu. Oui, il y a eu des appels au soutien, des soirées de soutien, la fabrication de la Bière du Keelbeek et du Jus de Pommes. 

Mais toute cette répression et les affaires en justice ne représentent que des tentatives pour réduire toute opposition au silence.


(photos : destruction de la ZAD)


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