Nizar Trabelsi (partie 2), histoire d’une extradition illégale par la Belgique
(photo, Nizar Trabelsi à son arrivée aux États-Unis, à la prison Rappahannock Régional Jail à Stafford)
Article paru dans le journal Kairos nr 64 https://www.kairospresse.be/
Le 13 septembre 2011, Nizar Trabelsi avait purgé l'intégralité de sa peine en Belgique. Il ne sera pour autant pas libéré. Au moment même où Trabelsi peut quitter la prison, on lui annonce qu’il doit prester quelques mois de prison supplémentaires pour des menaces proférées pendant sa détention et pour une amende non payée. C’est déjà exceptionnel. Ensuite, la justice belge change le motif de sa peine de prison prolongée. Cette fois, il doit rester en prison en attendant le jugement de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Tant que la CEDH ne s’est pas prononcée sur la demande d’extradition par les États-Unis, Trabelsi restera en prison, déclare madame Turtelboom, la ministre de la Justice, dans la commission de la Justice du parlement belge : « En mars 2012 a commencé sa nouvelle détention en vue de son extradition. Ceci est conforme au traité et à la loi sur l’extradition. Son emprisonnement n’est donc pas une prolongation arbitraire de sa détention précédente. »
Le 24 août 2012, le tribunal de Hasselt saisi par la défense ordonne cependant la libération immédiate de Trabelsi. Parce qu’il « n’y a pas d’indications que la requête sera traitée dans un délai raisonnable par la Cour européenne et que, en conséquence, sa détention prolongée est en contradiction avec l’article 5, paragraphe 3 du Traité européen des Droits de l’homme. Il a droit aux mêmes conditions de mise en libération conditionnelle qu’un Belge ».
Le procureur fédéral interjette immédiatement appel de ce jugement et la mise en liberté est rejetée par un tribunal d’Anvers.
Dans les faits, dès octobre 2012, Nizar Trabelsi commence sa douzième année de détention en Belgique, soit déjà deux ans de plus que sa peine effective.
Les motivations de la ministre ne sont qu’une mascarade : la Belgique n’a aucunement l’intention d’attendre ni de respecter le jugement de la CEDH. Les plans pour extrader Trabelsi sont là quoiqu’en dise la justice européenne. Les négociations entre les États-Unis et la Belgique sur l’extradition de Trabelsi avaient déjà débuté trois mois après sa condamnation en Belgique et quatre ans avant qu’une première demande officielle d’extradition n’arrive en Belgique. C’est un document du FBI américain, daté du 14 octobre 2004, qui nous l’apprend.(1)
Le matin du 3 octobre 2013, pendant que l’examen de l’affaire par la CEDH est en cours, des membres des services spéciales de la police fédérale viennent chercher Trabelsi à la prison de Bruges. Trabelsi est convaincu qu’ils vont l’amener à la prison de Ittre pour la cérémonie de mariage comme ça lui avait été promis. Ou dans le pire des cas, il pense qu’il s’agit peut-être de la trente-septième fois en douze ans qu’ils vont le transférer à une autre prison. Ceinturé, menotté, les pieds entravés, les yeux bandés, écouteurs avec une musique assourdissante dans les oreilles, il en a l’habitude. Cette fois, il n’y aura que la direction du voyage qui sera différente de toutes les autres fois et qui sera, compté jusqu’à ce jour, le début de onze ans de détention supplémentaires.
Lionel D. chasseur de terroristes
Il est intéressant de lire le récit de Lionel D. dans son livre « Chasseur de terroristes » aussi bien de l’arrestation de Nizar Trabelsi, le 13 septembre 2001 à Bruxelles, que de son extradition vers les États-Unis, douze ans plus tard, le 3 octobre 2013. Sur Amazon, ce livre se trouve parmi les 10 livres les plus vendus dans la catégorie Terrorisme. Lionel D. était l'inspecteur principal de l'Escadron spécial d'intervention (ESI) de la police fédérale belge. Un escadron qui se fait appeler Iris, non pas en référence à Bruxelles, mais selon le nom de la fille d’un de ses membres.
Dans un premier temps, Lionel D. décrit l’arrestation de Trabelsi après que les enquêteurs avaient reçu une information venant de la France : « une des têtes pensantes de la branche européenne d'Al-Qaïda habiterait à Bruxelles… Il fallait absolument l’arrêter. Là, maintenant. Immédiatement ! ». Ce serait donc une information française, Lionel D. n’en dit pas plus, qui aurait déclenchée la panique au sein des institutions et de la police spéciale belge menant à l’arrestation de Trabelsi.
Mais passons à l’extradition, décrite par Lionel D. comme si vous y étiez, et faites connaissance avec les forces d’exception de la police. Dans ces services, on ne se pose pas de questions sur la légalité ou l’illégalité des ordres. On obéit et on exécute. S’y ajoutent, comme dans le cas de Trabelsi, le cynisme et la déshumanisation des personnes qui se trouvent entre leurs mains.
Lionel D. : « Le matin du 3 octobre, sous un soleil pâle, les Iris reçoivent l'ordre d'extraire Trabelsi de sa cellule pour le transférer vers l'aéroport militaire de Melsbroek où un avion l’amènera vers les États-Unis. L'extradition doit se dérouler en cachette. À part le commandement des unités spéciales, seuls sont au courant quelques ministres et fonctionnaires du ministère de la justice. Trabelsi lui-même n'est au courant de rien. Il a demandé à être transféré. Il veut revenir à la prison de Ittre où il se propose d'épouser une bruxelloise. Quand l'équipe d'intervention vient le chercher dans sa cellule ce matin-là, il flaire directement un danger. Trabelsi voit bien que nous ne sommes pas les agents qui assurent habituellement les transferts entre les prisons. Pendant que nous lui plaçons un masque occultant sur les yeux et les écouteurs sur les oreilles, il commence à poser des questions : « qui êtes-vous ? qu'est-ce que vous me voulez ? ». Il est extrêmement méfiant quand nous l'embarquons dans la voiture blindée. Il sent immédiatement qu'il est assis sur un siège inhabituel. « Ah, c'est une autre voiture ? » Au moment où nous montons sur l'autoroute en prenant une autre direction que celle à laquelle il s'attend, il commence à s'agiter : « Ce n'est pas la route d'Ittre. Où m'emmenez-vous ? » Le trajet se fait sous haute tension. Aucun de nous ne dit un mot, seul Trabelsi continue de poser des questions. Nous arrivons à l'aéroport militaire de Melsbroek. Dès l'ouverture de la portière, Trabelsi entend les moteurs de l'avion qui l'attend, prêt à décoller. Il sent l'odeur de kérosène sur le tarmac et comprend ce qu'il l’attend. Nous lui enlevons son masque. Devant lui se tiennent trois agents de la CIA qui lui lisent ses droits selon les formules d'usage. À chaque mot on voit Trabelsi perdre cœur. Le temps de l'arrogance est passé. On va donc bien l'extrader vers les États-Unis. Quand les agents sont prêts il dit : « j'ai besoin de pisser ». Le moment suivant sera probablement l'un des plus humiliants de sa vie. Un agent défait sa braguette : « Vas-y laisse couler ». Le voilà, les mains menottées dans le dos, le zob à l'air, à pisser sur le tarmac sous les yeux de ses ennemis jurés américains. L'anecdote déclenchera l'hilarité au sein du peloton : rares sont les collègues que l'arrogance de Trabelsi ne poussait pas à bout. Une fois le transfert du détenu effectué, nous restons un moment dans la voiture à regarder décoller l'avion. L'appareil s'élève dans le ciel bleu d'acier quand la radio diffuse une chanson de Frank Sinatra particulièrement approprié. « It's up to you/ New York, New York ».
Je me demande si Lionel et ses collègues (« Nous ne sommes pas des amis, nous sommes des frères », écrit-il sur ses collègues) trouvent cette affaire toujours aussi rigolote et la chanson de Frank Sinatra toujours aussi amusante, maintenant que Nizar Trabelsi a été jugé et innocenté par le tribunal dans le pays de « ses ennemis jurés américains ». Et que la Belgique a été condamnée à répétition par la Justice belge pour l’extradition illégale de Trabelsi. La dernière condamnation date du 14 février 2024, où le tribunal de première instance de Bruxelles a condamné l’Etat belge à délivrer à Trabelsi les documents permettant son retour en Belgique et, d’autre part, d’adresser une nouvelle demande officielle de rapatriement aux autorités américaines. Ceci sous astreinte pouvant atteindre 200 000 euros.(2)
Classifié « High risk, High profile », sous impulsion belge
À son arrivée aux États-Unis, feignant de respecter leurs promesses d’un bon traitement de Trabelsi, les Américains n’incarcèrent pas Trabelsi dans une prison Supermax ou fédérale. À l’étonnement de tous, ils l’enferment dans une prison locale, la Rappahannock Régional Jail à Stafford, à deux heures de route de Washington. Le lieu de détention ne donne pas le change : les conditions de détention de Nizar Trabelsi sont les mêmes que celles d’une prison Supermax et dépassent même les conditions de détention à Guantanamo. À la prison de Rappahannock, il est d’abord soumis à un « total lockdown » pendant un mois. C’est-à-dire l’interdiction de toute correspondance, téléphone ou visite ainsi que la confiscation de ses lunettes et de ses quelques photos personnelles. Ses avocats vont en appel contre ces mesures. Avant même que la Cour ait l’occasion de se prononcer, le Procureur général confirme le confinement solitaire. Il place Trabelsi sous le régime des SAM, les Mesures administratives spéciales, qui réduit presque à néant ses contacts avec le monde extérieur, au moyen de conditions draconiennes.Ainsi, Nizar Trabelsi n’est pas seulement soumis à la brutalité de l’isolement total à l’intérieur d’une prison : depuis le 1er novembre 2013, il fait aussi partie de la cinquantaine de prisonniers sur tout le territoire des États-Unis qui sont soumis aux SAM.
Pour justifier ces mesures, les autorités américaines prétendent se baser sur un document des autorités pénitentiaires belges, disant que Trabelsi présente un « risque de prosélytisme et un risque d’évasion ». Il aurait eu un plan d’évasion en Belgique début et fin 2007 (notez que jamais personne, ni Trabelsi ni quiconque, n’a été inculpé pour ces prétendus plans d’évasion).
En août 2013, deux mois avant son extradition, le délégué général des prisons belges, Hans Meurisse, avait rédigé un rapport à l’intention des Américains affirmant que Trabelsi doit toujours être considéré comme, je cite, « un risque pour la sécurité » et qu’il est « nécessaire de limiter les contacts de Trabelsi avec les autres prisonniers et de prendre des mesures visant à limiter les risques à la sécurité posées par celui-ci ». Les autorités américaines se basent aussi sur des articles de presse. Ainsi, disent-elles, selon un article paru dans le journal flamand De Standaard le 2 octobre 2013, un djihadiste flamand en Syrie aurait déclaré que « les frères musulmans, dont Nizar Trabelsi, doivent être libérés ».
Cela a suffi pour justifier un traitement en trois volets, digne d’une descente en enfer.
D’abord, le confinement solitaire, puis les SAM (les « mesures administratives spéciales ») et enfin les mesures sécuritaires supplémentaires de la prison. Ainsi, bien que non prévues dans les SAM, Nizar Trabelsi doit non seulement porter des chaines aux pieds, mais aussi aux poignets lors de son entretien avec ses avocats américains. Il peut consulter les 48 000 pages de son dossier quelques heures par semaine sur un ordinateur de la prison, entouré de gardes armés, mais il ne peut le faire qu’avec les mains menottées. Il peut avoir un préau d’une heure par jour, mais seulement entre quatre murs de béton, avec un filet au-dessus, dans une espace à peine un peu plus grande que sa cellule.
Quelques années plus tard, toujours en attente d’un procès, les autorités américaines le transfèrent vers une autre prison locale, la Northern Neck Regional Jail. Mais le lieu de détention ne donne pas le change : les conditions de détention de Nizar Trabelsi sont les mêmes que celles d’une prison Supermax et dépassent même les conditions de détention à Guantanamo.
Le calvaire carcéral durera jusqu’au 14 juillet 2023. Ce jour-là, de manière unanime, un Gand Jury d’un tribunal fédéral à Washington fait table rase de toutes les accusations belges et américaines contre Nizar Trabelsi et de ses soi-disant confessions. Après avoir passé 12 ans en détention en Belgique et 11 ans aux États-Unis, c’est-à-dire près de la moitié de sa vie, le Grand Jury a innocenté Nizar Trabelsi (53 ans) des accusations de « complot en vue d'assassiner des Américains à l'étranger, de tentative d'utilisation d'une arme de destruction massive et de soutien à un groupe terroriste ».
Ce n’est pas encore la fin. Depuis sa libération, il est incarcéré et détenu en isolement depuis huit mois dans une prison ICE (U.S. Immigration and Customs Enforcement) à Farmville en Virginie en attendant son transfert hors des États-Unis. Mais vers où ? Nizar Trabelsi sera-t-il un « forever prisoner » ?
Commentaires