Les autorités américaines m’interdisent de parler à Nizar Trabelsi : la lente mise à mort d’un extradé aux États-Unis.
Le 30 juin 2018, j’ai appris que ma demande d’avoir un
contact téléphonique avec Trabelsi était refusée par les autorités américaines.
Ce n’est qu’un élargissement et une conséquence du ban que je subis depuis près
de dix ans en Belgique : interdiction d’enseigner, de visiter ou de contacter
quelqu’un dans toutes les prisons belges. Dans la décision américaine, le rôle
des services de police belges et des procureurs belges a été déterminant. Quand
je visitais Trabelsi à Lantin, il me disait qu’il était au courant que la FBI
avait demandé la liste de ses visiteurs. Je pensais qu’il essayait de
m’impressionner. Mais il avait raison.
Lors d’une réunion aux États-Unis, qui a
duré quatre jours, entre la police et les experts antiterroristes américains et
la police belge et le procureur fédéral belge Michel Yernaux, ce dernier a
promis de fournir aux services antiterroristes américains, je cite, « la liste
de tous les numéros de téléphone que Trabelsi a demandé à joindre, de tous les
destinataires et les expéditeurs de ses courriers, et de toutes les personnes
qui lui ont rendu visite en prison. » Cela se trouve noir sur blanc dans un
document, qui décrit le plan commun sur comment on allait s’y prendre pour
pouvoir extrader Trabelsi.
Est-ce normal que mon nom ou les noms des membres de
La Ligue des droits de l’homme ou d’Amnesty international Belgique, qui ont
visité Trabelsi en prison soient transmis à la FBI, pour y être mis sur la
liste noire ?
Si on laisse faire, Trabelsi passera le restant de sa vie en
prison. Et avec lui les droits démocratiques élémentaires des rares personnes
qui se sont opposées à sa mise à mort, lente, mais certaine.
Les SAM (Special administrative measures –
Mesures administratives spéciales)
Le footballeur professionnel tunisien Nizar Trabelsi est en
prison depuis 2001, soit 17 ans sans interruption, pour avoir conçu le plan de
commettre un attentat contre la base militaire de l’OTAN à Kleine Brogel en
Belgique, attentat qui n’a jamais eu lieu [1]
.
Depuis son extradition illégale par la Belgique le 3 octobre
2013, il est prisonnier fédéral aux États-Unis[2].
Il s’y trouve en isolement depuis près de cinq ans à la prison régionale de
Rappahannock à Stafford, en Virginie. Une prison à la campagne, in the middle
of nowhere - au milieu de nulle part -, à une heure de route de Washington. À
part celle de ses avocats, il n’a reçu aucune visite depuis cinq ans.
Lorsqu’il était enfermé à Lantin en Belgique, je suis devenu
son visiteur de prison, à la demande de la famille. Nous y avons entamé l’écriture
d’un livre sur sa vie, avant que les autorités belges ne m’interdisent tout
contact. En 2009, j’ai organisé une action de protestation contre son isolement
dans la section d’isolement AIBV de la prison de Bruges et contre son
éventuelle extradition aux États-Unis. En 2013, il m’avait demandé d’être
témoin à son mariage, ce que j’avais accepté. Par son extradition le 3 octobre,
la Belgique a empêché cette union, qui devait être célébrée la même semaine
dans la prison d’Ittre.
Le 3 mai 2018, en tant qu’aide aux avocats de la défense aux
États-Unis, j’ai signé un document des autorités américaines pour obtenir l’autorisation
de lui parler au téléphone. J’y déclarais que mes contacts téléphoniques ou
écrits avec Trabelsi respecteraient toutes les restrictions imposées tant à lui
qu’à moi par les autorités. Ces restrictions sont formulées dans un document
qui s’appelle « Special Administrative Measures » (SAM) – Mesures Administratives
Spéciales. Ce document, qui doit être signé par les avocats, avant même qu’ils
soient admis comme avocats de la défense, et par toute personne admise à entrer
en contact avec lui, porte un nom on ne peut plus banal. En réalité, il cache
un traitement d’isolement draconien, quasi absolu, du détenu.
Le texte du document que j’ai signé dit ceci :
« Déclaration
En signant le document
ci-dessous, j'accuse réception du document de restrictions SAM pour Nizar
Trabelsi, daté du 30 octobre 2017 (il s’agit d’un renouvellement des SAM
précédents). En signant la déclaration, j’en prends connaissance et je déclare
que j’accepte les dispositions SAM, en particulier celles qui concernent le
contact entre le détenu et son avocat et le personnel du procureur. La
signature de l'affirmation ne constitue pas une approbation du MAS ou des
conditions de détention, et elle ne sert pas à attester un soutien à un des
facteurs énoncés dans les conclusions soutenant le SAM. Cependant, en signant
l'affirmation, je reconnais la restriction selon laquelle ni moi ni mon
personnel ne transmettrons des messages de tiers à ou du détenu. Signature et
date ».
En signant ce document, je savais que je m’enfermais dans le
silence. Que je ne pourrais plus rien dire ni écrire sur ce qu’il me dirait sur
ses conditions de détention, sa santé, l’évolution du procès. Mais, je me suis
dit que, dans la situation actuelle, établir un contact humain était peut-être
la chose à faire avant tout.
Voici quelques extraits de ce que les SAM stipulent au
niveau des contacts téléphoniques pour les avocats, leurs assistants, la
famille et pour les deux personnes autorisées d’avoir un contact téléphonique. J’ai
mis certaines parties de ces extraits en gras et je n’ai pas pu m’empêcher
d’ajouter un point d’exclamation çà et là.
Un appel téléphonique
dans le pays des morts …
D’abord, disent les SAM, il y a la vérification de qui est
au téléphone. « Les communications téléphoniques avec son avocat ou son personnel
pré-contrôlé effectuées par le détenu doivent
être faites par un(e) employé(e) de l’USMS/BOP/DF[3]
et l’appareil doit être remis au détenu
une fois que l’employé(e) de l’USMS/BOP/DF aura confirmé que la personne à
l’autre bout du fil est l’avocat du détenu. »
Puis : « Avant chaque appel téléphonique, l’USMS/BOP/DF informera le détenu des restrictions imposées par MAS sur les
appels. L’USMS/BOP/DF informera verbalement le(s) membre(s) de la famille
proche du détenu à l’autre bout du fil des restrictions imposées par MAS sur
les appels ».
Ensuite, il y a l’enregistrement par la FBI. Tous les appels
téléphoniques sont « enregistrés en simultané par le FBI, une
copie de l’enregistrement de chaque appel sera transmise au FBI ».
Il y a l’Interdiction d’enregistrer ou de partager le
contenu d’une conversation avec une tierce personne. « Le privilège »
d’un appel téléphonique (!) » est subordonné aux restrictions
supplémentaires suivantes : « lors
de l’appel le correspondant ne peut pas
mettre sur haut-parleur, ni acheminer, transmettre ou transférer à des tiers
les appels téléphoniques ou autres communications du détenu. Aucun appel /
échange ou partie d’un appel / échange ne
peut être entendu par un tiers, ne sera transféré ou acheminé ou transmis de
quelque manière que ce soit à un tiers, ne sera divulgué à un tiers de quelque manière que ce soit…ne sera enregistré
ou conservé de quelque manière que ce soit. »
Toute communication avec les médias est interdite : « Il
n’est pas permis au détenu de parler aux, de rencontrer, de correspondre avec
ou communiquer par d’autres moyens avec un quelconque membre ou représentant
des médias en personne, par téléphone, en soumettant un message enregistré,
moyennant le courrier, son avocat ou un tiers ou par aucun autre moyen ».
Même un médecin comme la neuropsychiatre belge Carine De
Rouck ne peut avoir des contacts téléphoniques avec son patient Trabelsi qu’en
présence de l’avocat et « aussi longtemps que l’avocat du détenu sera
au téléphone pendant l’appel ». Tous les appels se feront en
anglais, sauf si un interprète est disponible pour suivre simultanément
l’appel.
Des règles similaires à celles qui valent pour le téléphone s’appliquent
au courrier, « qui sera copié et
transmis au lieu désigné par le FBI ». Ou aux visites : celles-ci
sont prévues uniquement pour la famille proche, « lors des visites il ne peut y avoir aucun contact physique, la visite
devant se faire derrière une séparation ».
La coupure quasi-totale du monde extérieur s’ajoute à
l’isolement quasi-total au sein de la prison. « Il ne peut partager sa cellule avec un autre détenu ».
« Le détenu ne peut pas participer à
la prière en groupe avec d’autres détenus ». « Alors qu’il se trouve dans le bloc
cellulaire, le détenu sera séparé des autres détenus autant que possible »,
« le détenu sera empêché de
communiquer avec les autres détenus ».
En cas de non-respect
des SAM…
Les sanctions pour non-respect des SAM sont aussi
draconiennes que le règlement lui-même.
Les sanctions immédiates pour le détenu et son correspondant
en cas de non-respect des règles pendant une échange téléphonique sont les
suivantes : « Si l’USMS/BOP/DF, le FBI ou l’USA/DDC[4]
détermine que le détenu a utilisé ou utilise l’occasion de placer un appel
permis pour parler avec un autre détenu ou pour toute autre raison non légale
qui passerait outre l’intention des SAM, la
capacité du détenu de prendre contact avec son avocat par téléphone peut être
suspendue ou éliminée ».
« Au cas où la
surveillance ou l’analyse des appels téléphonique révèle qu’un appel ou une
partie d’un appel impliquant le détenu contient une indication d’une discussion
d’une activité illicite, l’encouragement ou la sollicitation d’un acte de
violence ou de terrorisme ou un contournement réel ou une tentative de
contournement des MAS, il sera interdit
au détenu d’appeler les membres de sa famille proche… pendant une durée qui
sera déterminée par l’USMS/BOP/DF. Si la surveillance en simultané révèle
une telle activité inappropriée, l’appel
téléphonique peut être immédiatement coupé ».
Le non-respect des règles SAM par un avocat peut mener à son
interdiction de visiter et de représenter son client. Mais ça peut aussi entraîner
une condamnation et une incarcération des avocats de la défense.
Pour
non-respect des SAM imposées à son client, le "Sheikh aveugle", le
clerc égyptien Omar Abdel Rachman, l’avocate Lynne Stewart a été condamnée en
appel à 10 ans de prison ferme le 28 juin 2012. Incarcérée au FMC Carswell à
Fort Worth, au Texas, cette avocate du peuple a été condamnée sur cinq chefs
d'accusation « de complot en vue d'aider et d'encourager le terrorisme ».
Stewart avait publié un communiqué de presse de son client, dans lequel il
donnait son opinion sur l’attitude à adopter par l’opposition musulmane en Egypte
face aux crimes et meurtres, commis par Hosni Moubarak, le président égyptien d’antan.
Stewart a été reconnue coupable d'avoir « violé une SAM », qui
interdit la publication des opinions de son client. En janvier 2014, Stewart a
été libérée (“compassionate release”),
parce qu’elle avait un cancer incurable. Trois ans plus tard, en mars 2017, elle
en est morte à 77 ans. En 2012, le président égyptien Mohamed Morsi avait
demandé aux États-Unis de transférer Omar Rachman en Égypte pour raisons
humanitaires. Demande refusée : Omar Abdel Rachman, est mort en prison en
2017, après plus de 20 ans en prison, à l’âge de 78 ans.
Pour les détenus, les sanctions pour non-respect des SAM
consistent à renforcer leur isolement. Accusé d’avoir voulu contourner les SAM,
en essayant de faire passer des messages à la presse, Nizar Trabelsi a été mis
au cachot pendant 30 jours et s’est vu enlever le droit de faire des appels
téléphoniques pendant plusieurs mois. Les correspondants, dont sa femme, ont
subi le même sort.
Les raisons de ce traitement
inhumain et dégradant : la responsabilité belge
C’est sur base des informations fournies par la Belgique que
Nizar Trabelsi a été soumis aux SAM dès le 1 novembre 2013 (un mois après son
arrivée aux États-Unis) par le ministre de la Justice des États-Unis. Dans les
documents américains on peut lire sous le titre : La base des mesures administratives, je cite, : « Moyennant des appels téléphoniques
interceptés et autres preuves, les autorités belges découvraient en janvier et
février 2007 un complot pour libérer Trabelsi de prison… Selon les rapports de
sources ouvertes, vers la fin de 2007, les services de sécurité belges ont
déjoué un complot extrémiste pour sortir Trabelsi de prison. De nombreux
extrémistes ont été arrêtés, quoique les charges contre eux ont été levées.
Tout au long de son incarcération, les
autorités belges considéraient Trabelsi comme une menace persistante pour la
sécurité. En août 2013, peu avant son extradition vers les États-Unis, les autorités carcérales belges continuaient à considérer Trabelsi comme
une menace pour la sécurité. Le
directeur général des établissements pénitentiaires belges a conclu qu’il était
nécessaire de limiter les contacts de Trabelsi avec les autres prisonniers et
d’adopter des mesures en vue de réduire les risques à la sécurité posés par la
détention de Trabelsi. »
L’argument de la menace pour la sécurité, je l’ai déjà réfuté
dans mon livre Guantanamo chez nous ?. Trabelsi n’a jamais été interpellé,
interrogé ou sanctionné pour un plan d’évasion. Même chose pour les « nombreux extrémistes » qui selon
les autorités américaines, « ont été
arrêtés pour un complot pour sortir Trabelsi de prison ». Et quant à la direction générale des prisons,
elle a toujours été en opposition avec l’avis des directions de prisons. Est-ce
vrai, comme disent les Américains, qu’en août 2013, Trabelsi « constituait
une menace pour la sécurité » ? Voici ce qu’en disait la direction de
la prison d’Ittre où il se trouvait à ce moment : « La direction d’Ittre n’a pas sollicité le
transfert de M. Trabelsi vers la prison de Bruges ; M. Trabelsi n’a pas posé de
problèmes majeurs au sein de notre établissement durant sa dernière détention à
Ittre ».[5]
Ensuite, disent les américains, la deuxième raison est que « Trabelsi a une propension à la violence…
qu’il continue son engagement à l’égard des objectifs d’Al Qaida comme le
démontre la déclaration qu’il a faite le 3 octobre 2013 au FBI ». Là
aussi il s’agit d’une affirmation gratuite et invérifiable, vu que Trabelsi lui-même
ne peut pas s’exprimer sur le sujet avec qui que ce soit. Vu aussi qu’il avait demandé l’asile politique
en Belgique : connaissez-vous un
membre d’Al Qaeda qui fait ce genre de demande ? Vu aussi que l’homme a
exprimé publiquement son souhait de vivre en paix avec sa famille et qu’il
avait renoncé à la violence ?
Enfin, disent les Américains, une troisième raison pour
l’imposition des SAM est que le journal De Standaard a écrit le 23 octobre
2013, c’est-à-dire 20 jours après l’extradition de Trabelsi, que
« d’autres terroristes islamistes se trouvant en Syrie ont déclaré qu’il existe
des plans pour libérer de prison les frères musulmans, dont
Trabelsi ». Mais, est-ce une
surprise que chaque extradition illégale, tout traitement à la Guantanamo,
enflamme la haine ?
[1]
Sur la condamnation, la détention et l’extradition de Nizar Trabelsi
lire : Guantanamo chez nous ? Luk Vervaet, Antidote http://www.antidote-publishers.be/buy-a-book/guantanamo-chez-nous/
[3]
United States Marshals Service (usms), Bureau federal des prisons (BOP), Centre
de Détention (DF)
[4]
USA/DDC : Le procureur des Etats-Unis pour le district de Columbia,
FBI : Federal Bureau of Investigation
[5]
Cité dans Guantanamo chez nous ? page 22
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