Quand le quatrième émir, l’ex-terroriste Abderrazak Soumah, accuse Ali Aarrass…
Ali Aarrass en 2012 |
Luk Vervaet
La torture d'Ali Aarrass, deuxième partie.
Dans une vidéo de 2012, filmée par un gardien de la prison
de Salé II, qui ne supportait plus le traitement infligé à Ali Aarrass, nous découvrons
Ali en short, torse nu, enfermé dans une cellule nue. Dans un cachot immonde,
Ali se lève péniblement d'un morceau de tissu rayé, un semblant de matelas sur
le sol. Il tient à peine debout. Des bleus, traces de coups de matraque et/ou
de coups de pieds couvrent son dos, sa poitrine, ses jambes, ses mains. Il a le
visage gonflé, tuméfié. Ali Aarrass est à peine reconnaissable pour ceux et
celles qui le connaissent. D'une manière calme et pesée, il réclame ses droits.
Il dénonce les violences qu'il a subies ainsi que les auteurs de ces actes
barbares, en nous montrant un papier avec leurs noms.
Cette vidéo a été cachée pendant quelques années pour ne pas
mettre le gardien en danger. Elle a été révélée pour la première fois lors du
procès en appel, qui devait se prononcer sur le jugement du tribunal de
première instance de Bruxelles du 3 février 2014, obligeant le Ministère à
accorder la protection consulaire pour Ali Aarrass. Le journaliste du Soir,
Baudouin Loos, était présent à cette audience et il a écrit dans un article le
jour suivant: « On aurait entendu une mouche voler dans la salle d’audience ce
vendredi matin à Bruxelles. La courte vidéo, sans son, projetée sur le mur
arrière du tribunal glaçait les sangs : l’on y voyait Ali Aarrass, dans sa
misérable cellule marocaine, hébété, sans forces, montrer à la caméra les
ecchymoses qui par dizaines lui lardaient tout le corps. Le résultat de coups
féroces assenés par des matons. Des images difficiles, qui datent de 2012. »
Le déni de l’administration pénitentiaire marocaine a été immédiat
et brutal, comme à son habitude. Malgré ces images on ne peut plus explicites. Elle
aurait pu commander une enquête. Mais non, sans hésiter, elle a envoyé son
message aux médias du régime, qui titraient : « Ali Aarrass
« torturé » ? Une « odieuse tromperie », selon
l’administration pénitentiaire »[1].
Près de dix ans après, une fois sorti de prison, Ali Aarrass
fait ressurgir la même vidéo et confirme tous les sévices subis. Moment
difficile pour les autorités : que faire avec cet homme ? Que faire
avec le célèbre juge Balthazar Garzon, l’homme qui s’était attaqué à
l’ex-dictateur chilien Pinochet, qui a prononcé un non-lieu pour Ali Aarrass en
mars 2009 après « trois ans d’écoutes téléphoniques, de perquisitions,
d’analyses ADN »[2] ?
Que faire avec le célèbre rapporteur de l’ONU Juan Mendez, qui a confirmé la
torture qu’Ali Aarrass a subie en 2010 ?
L'émir |
Aldar.ma
Pour répondre aux témoignages d’Ali Aarrass dans la presse, les autorités marocaines ont dû creuser très profondément. D'abord, le 14 mars, ils lancent une vidéo sur Aldar.ma Youtube, montrant la carte d'identité belge d'Ali Aarrass, un arsenal d'armes saisi, et le papier de l'examen médical signé par des médecins marocains, déclarant qu'Ali Aarrass n'a pas été torturé.
En ce qui concerne les armes saisies, j'ai assisté à toutes les audiences, en première instance et en appel, du procès d'Ali Aarrass à Rabat, et jamais, malgré l'insistance de la défense, le procureur a su montrer ne fût-ce qu'une seule arme ! Ensuite, le soi-disant examen médical d'Ali Aarrass a été rejeté par le Comité contre la torture de l'ONU. Dounia Alamat, une des avocats d'Ali Aarrass, écrivait à ce sujet : "Le Maroc a été condamné, en mai 2014, pour violation de très nombreuses dispositions de la Convention contre la torture et, notamment, pour avoir utilisé des preuves obtenues sous la torture. Le Maroc a été invité à enquêter sur la torture de manière conforme au Protocole d’Istanbul. L’instruction qui a été rouverte au Maroc a été une véritable mascarade. Aucun examen médical digne de ce nom n’a été mené. L’instruction a été clôturée sans que Monsieur Aarrass n’ait eu accès au dossier. Le motif du rejet de la plainte avec constitution de partie civile était, notamment, l’absence d’identification des tortionnaires d’Ali Aarrass. En 2017, dûment saisie d’un pourvoi en cassation parce que la condamnation d’Ali Aarrass était uniquement fondée sur des aveux obtenus sous la torture, la Cour de cassation marocaine a rejeté le recours. Cette décision n’a jamais été portée à sa connaissance".
L'émir entre en scène
Le 15 mars, nouvelle vidéo. Les autorités ont trouvé un ancien
terroriste, Abderrazak Soumah, appelé à témoigner contre Ali Aarrass sur Youtube. Quel intérêt Soumah peut-il y
trouver ? Doit-il remplir sa part du contrat avec les services secrets,
policiers et judiciaires ? Ces derniers l’ont en effet libéré après
seulement trois ans de détention, sur les vingt ans de prison ferme auxquels il
était condamné pour terrorisme. Quid pro quo.
Cet homme déclare qu’il était bon compagnon et ami d’Ali
Aarrass. Qu'Ali Aarrass était son "acolyte". Sur lui-même, il dit, ce sont ses propres mots dans la vidéo sur Youtube, qu’il a voulu « mettre le
Maroc à feu et à sang, commettre des massacres et fomenter des braquages ».
Bref, cet homme est un danger ambulant qui se déclare comme tel. Il parle
aujourd’hui de ce passé comme s’il s‘agit, je cite, « d’un match
perdu » (sic). Tout d’abord, Soumah reprend, lit et confirme sans
complexes tout l’acte d’accusation de la police contre Ali. Tout y est. Mais
limitons-nous à la vidéo choc. Ses déclarations là-dessus suffisent pour le
discréditer totalement.
Soumah reprend, mot pour mot, comme s’il était présent dans
la cellule d’Ali Aarrass, la déclaration de l’administration pénitentiaire sur
« l’odieuse tromperie ». En y ajoutant des propos qui provoqueraient un
éclat de rire général, si l’affaire de la torture n’était pas si sérieuse et
dramatique. Je cite des extraits de sa déclaration sur Youtube, repris dans la presse écrite[3].
D’abord Soumah se trompe sur les faits. Il déclare que l’objectif de la vidéo de 2012 était de montrer les traces de la torture d’Ali Aarrass, subie en 2010. Or, ce que tout simple spectateur aura remarqué, c’est que la vidéo ne traite pas du tout de la torture subie en 2010, lors de la garde à vue d’Ali Aarrass à Temara. Mais bien de la torture de l’année 2012, après une opération punitive des membres de la police anti-émeute au sein de la prison de Salé II.
Soumah se croit plus malin que tout le monde, en nous posant la question que personne ne s’est posée jusqu’à présent. Il nous demande, presqu’en rigolant : « Comment des traces datant d’il y a deux ans pourraient-elles encore être visibles ? ». [4] Sur ce, Soumah se lance et la presse résume : « Soumah, dans sa confession, dément catégoriquement les allégations de torture que Ali Aarrass publie, notamment à travers une vidéo et des traces fabriquées. Il rappelle que les salafistes ont l’habitude de recourir aux produits du ghassoul et du henné pour marquer leur corps et faire croire à des violences subies et infligées par les autorités pénitentiaires. Ils se filment eux-mêmes. Le scénario de tortures de Ali Aarrass, qui se présente comme un prisonnier politique alors qu’il est un terroriste, n’est ni plus ni moins qu’un mensonge et une diversion ».
Soumah aurait pu s’arrêter là, mais non. Il ajoute que non seulement Ali
Aarrass n’a pas été torturé, mais que c’est tout le contraire. À leur entrée en
prison, dit-il, les autorités roulaient le tapis rouge pour les prisonniers
accusés de terrorisme. Les prisonniers étaient presque mieux traités que le Roi
lui-même et ça dans toutes les prisons. Je cite : « Soumah souligne que
les détenus, partout où ils se sont trouvés, ont subi un traitement humain, des
plus corrects et des plus respectueux. C’était ainsi pour moi et mes vingt
autres compagnons ». Cette mauvaise mise en scène finit ainsi :
« Abderrazak Soumah se repentit, mais il le fait dignement, en présentant
ses excuses, humblement, remerciant le Tout Puissant de les avoir remis sur le
chemin de la raison, évitant les violences et le sang au pays et au peuple
marocain ».
Un dernier mot sur l’émir qui n’en était pas un.
Un article du 1er août 2013, paru dans Hespress, sur ce même Abderrazak Soumah,
donne une tout autre image de ce monsieur. Hespress publie un communiqué des
prisonniers à Salé II, co-signé par Soumah. Le titre de l’article est le
suivant : « Je ne suis pas émir du mouvement des Moudjahidines au
Maroc et le mouvement a agoni depuis des années. » Signé Abderrazak
Soumah. C’est dès lors pour le moins étrange que sa vidéo en 2021 commence par
cette affirmation fracassante : « Je suis le quatrième émir des
Moudjahidines au Maroc » !
Ce même article nous apprend qu’Abderrazak Soumah a été
condamné à une peine de prison à perpétuité en 1984, par contumace (= en son
absence). Il avait fui vers la France, où il a résidé pendant dix ans avant de
rentrer au Maroc dans les années 1990, suite à une grâce royale générale. C’est
en 2012 qu’il est à nouveau incarcéré, avec une vingtaine de ses compagnons. Soumah
est alors condamné à vingt ans de prison. Pour l’ensemble du groupe, il s’agit
de 129 ans de prison. Depuis la prison, il rédige un communiqué avec ses
codétenus, dans lequel il dit avoir été « surpris par ce verdict lourd et
inattendu ». Surtout, écrit-il, qu’il s’agit des personnes qui n’ont
jamais entendu parler de ce mouvement des Moudjahidines, qui n’a existé que
dans les années 1980, et que ces personnes sont pour la plupart « des
malades, des pauvres, des analphabètes et des paysans ». Mais, écrit-il, "ces
condamnations ne m’empêchent pas d’aller de l’avant dans la réconciliation en
faveur des détenus, des autorités et de la société. Ainsi, il dit qu’il va
devenir le fondateur d’un « comité national pour la révision et la
réconciliation ". Ce comité est lancé à partir des prisons et veut
travailler « au dialogue, à la confiance, et à renoncer à toutes les
tendances extrémistes violentes ».
Résultat : condamné à vingt ans de prison, il n'y
restera finalement que trois ans et demi. Il est gracié par le roi, avec trente-six
autres salafistes. Il se dit repenti et essaie maintenant de déradicaliser les
jeunes.
Rares sont ceux qui ont bénéficié par deux fois d’une grâce royale. D’abord pour une condamnation à perpétuité, puis pour une condamnation à vingt ans, dont il n’en a fait que trois !
Un record absolu. En échange,
un record absolu de services au régime.
[1] https://fr.le360.ma/politique/video-ali-aarrass-torture-une-odieuse-tromperie-selon-ladministration-penitentiaire-53347
[3]
L’ex-djihadiste Abderrazak Soumah : Ali Aarrass, un terroriste qui n’a jamais
été torturé au Maroc Lareleve.Ma
16/03/2021 ; VIDÉO. TERRORISME: UN DJIHADISTE REPENTI DÉVOILE LES
SUPERCHERIES DE ALI AARRASS https://fr.le360.ma/societe/video-terrorisme-un-djihadiste-repenti-devoile-les-supercheries-de-ali-aarrass-235264
[4] Comme
on l’a dit, la vidéo ne montre pas des images de la torture de 2010, mais celles
de la torture subie en 2012. Ajoutons que, contrairement à ce que prétend
Soumah, même après deux ans, des traces de torture peuvent très bien être
découvertes par des médecins légistes, respectant le Protocol d’Istanbul.
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