"L'appel à la responsabilité humaine", Intervention lors de la rencontre autour du livre de Marie-Jo Fressard et l'affaire Ali Aarrass Rabat, 8 octobre 2015
Luk
Vervaet
Je
tiens à remercier l'Association marocaine des droits humains (AMDH)
pour l'organisation de cette rencontre. Une rencontre, comme tout le
monde ici le sait, qui se fait dans des conditions de plus en plus
difficiles pour la liberté d'expression et d'organisation au Maroc.
Un grand merci aussi à Amnesty international pour sa participation
et pour sa campagne pour Ali Aarrass.
Le
livre « Marraine des deux plus anciens prisonniers
marocains» nous fait connaître Marie-Jo Fressard, française,
institutrice pensionnée, passionnée de
randonnées. Elle a été la marraine de deux prisonniers
politiques marocains pendant les cinq dernières années de leur
détention. Condamnés à mort en 1983 pour « atteinte aux
intérêts suprêmes de l'État marocain », Ahmed Chahib et
Ahmed Chahid ont été libérés en 2008, après un quart de siècle
de détention.
Par
son livre, Marie-Jo Fressard sort de l'anonymat. Son livre met en
valeur une ténacité exemplaire dans sa lutte pour la libération de
ces deux prisonniers. Dans une société où tout doit arriver tout
de suite, où on veut avoir un résultat immédiat, elle nous apprend
l'importance d'un travail assidu et sans relâche. Nous sommes
tous interpellés et formatés par la mise à l'avant-plan par les
médias d'un scandale ou d'un drame quelconque. Des médias qui
créent un intérêt passager, superficiel, émotionnel, qui
disparaît aussitôt, cédant la place à un autre scandale et un
autre drame. Marie-Jo nous apprend l'importance de mener un combat à
long terme avec un objectif précis.
Dans
un monde où l'indifférence et le désintérêt sont poussés à
leur comble, où l'égoïsme et l'individualisme sont propagés comme
les valeurs des temps modernes, guidés par l'argent et le profit,
elle nous propose une conception de la vie comme engagement pour
l'autre et pour un monde juste.
Aussi
a-t-elle pris le risque de s'engager. Membre d'Attac,
du Mouvement de la paix, de France Palestine Solidarité, et de
Solidarité Maroc,
elle décide de se mobiliser sans connaître les deux détenus en
question, sans avoir vécu dans ce pays, sans se poser des questions
sur leur appartenance ou affiliation politique, sans calculer son
intérêt, comme on en a l'habitude aujourd'hui. Il lui a suffi de
ressentir l'injustice du système en place pour se lancer contre les
murs de prison qui l'enfermaient. Si la lecture du livre de Gilles
Perrault lui a ouvert les yeux sur le Maroc, c'est surtout dans la
pratique et dans l'action, en allant sur le terrain, qu'elle s'est
fait une image politique et sociale du Maroc.
Est-ce
que ça vaut la peine de s'engager pour un ou deux détenus dans le
tsunami de misère et d'injustice qui inonde notre monde ? La
réponse de Marie-Jo est affirmative. Oui, nous dit-elle, notre
action pour un seul homme peut faire la différence. Ne
pourrions-nous pas laisser régler les injustices par nos États qui
ont signé maintes conventions pour les droits de l'homme et contre
la torture depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ? Ne
pourrions-nous pas laisser le travail pour la défense des droits de
l'homme aux ONG qui se sont créées pour faire ce travail de manière
professionnelle ? En réponse à ces questions, Marie-Jo
Fressard nous tend un miroir. Elle nous appelle à revenir à cette
idée originale de notre existence humaine, exprimée dans cette
phrase de Zygmunt Bauman : « Dès qu'il y a l'autre, on
est confronté à la responsabilité, au choix moral entre le bien et
le mal. » A chacun de nous d'assumer cette responsabilité.
Le
livre de Marie-Jo Fressard nous permet de rencontrer et d'entendre ce
soir le témoignage d'Ahmed Chahid. Ahmed, qui a passé 25 ans de sa
vie derrière les barreaux, est un de ces témoins privilégiés des
années de plomb. C'est Ahmed, avec ses co-détenus, avec leurs
familles, femmes et enfants, qui, par leurs luttes et leur
souffrances, ont défié l'ordre des tortionnaires et qui ont su
soulever des vagues de solidarité et de résistance. Ce sont eux qui
sont à
la base de
volonté de changement
qu'on a pu observer depuis la fin du règne de Hassan II. Ainsi,
le livre de Marie-Jo est un livre contre l'oubli : il nous
apprend que ce sont les luttes et les sacrifices de ces détenus, qui
portent nos combats du présent.
On
croyait que les années de plomb qu'ont vécues Ahmed et les milliers
d'autres militants, étaient définitivement derrière nous. Que la
page était tournée pour toujours.
Or,
l'année 2008, l'année de libération des deux Ahmed, a été
l'année de l'arrestation de
Ali Aarrass ainsi que des dizaines
d'autres. Mêmes accusations, mêmes traitements, devant passer par
les mêmes interrogations, les mêmes procès iniques, les mêmes
tortures, les mêmes grève de la faim. Oui, des années de plomb on
est entré dans les années du déni. Avant on frappait et on
torturait et on ne s'en cachait pas. Aujourd'hui derrière une façade
démocratique à l'occidentale, les autorités nient les mêmes
pratiques. Et pourtant, c'est indéniable, « Les récits d'hier
et d'aujourd'hui se ressemblent », résume Khadija Ryadi dans
sa magnifique postface qui clôture le livre.
Dans
notre campagne pour la libération d'Ali Aarrass et de tous les
détenus politiques on a souvent dû entendre de la part des
autorités et de la presse marocaine : « Occupez-vous
de vos propres affaires. Le Maroc est un état de droit qui n'a pas
de leçons à recevoir. Vous n'êtes que des donneurs de leçons d'un
Occident qui se croit supérieur ».
Il
est assez invraisemblable d'entendre ce genre de propos de la part
de personnes qui n'ont aucune difficulté à vendre leur pays aux
multinationales ou à construire des prisons sécrètes à la demande
de la CIA.
Non,
nous ne sommes pas des émissaires de vos amis Sarkozy ou Hollande,
ou de Michel ou de Di Rupo, qui eux sont des vrais donneurs de
leçons. Non, nous ne sommes pas des représentants de la forteresse
Europe.
Nous
sommes tout le contraire. Nous combattons la même politique en
France, en Belgique, ou au Maroc, qui se cache derrière des façades
différentes. Que vous le vouliez ou non, l'affaire d'Ali Aarrass EST
une affaire internationale. Dans cette affaire, aussi bien vous, que
l'Espagne et la Belgique avez été condamnés par les instances
onusiennes et par la justice.
Notre
combat est international. C'est le message du livre de Marie-Jo
Fressard. C'est le message qu'on envoie de cette conférence de la
part de tous les militants ici présents, autour de
cette table. Dans ce monde globalisé, nous ne faisons plus
partie d'une ethnie, d'une race, d'une nation. Nous faisons partie de
la même famille humaine, du même peuple militant en lutte pour la
paix et la justice.
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