Haren : 10 mois de prison pour une maquette !!?? Quelques réflexions sur la violence de l’Etat.
par Luk Vervaet
Le vendredi 19 février, le Tribunal correctionnel de Bruxelles
a condamné quatre militants anti-prison à dix mois de prison (avec un sursis de
trois ans) et à une amende de 3600 euros. Ce n’est pas
tout. Cette condamnation des 4 pour avoir participé, le 20 mai 2015, à la
destruction de la maquette de la prison de Haren, lors d’une manifestation à la
Régie des Bâtiments, ouvre aussi la voie à cette dernière pour réclamer 40.000
euros de dommages et intérêts…[1]
Un jugement délirant, hors proportion, qui m’amène à quelques
réflexions sur la violence de Haren.
I. Le tribunal fait un choix politique
D’abord, par son jugement le tribunal fait un choix politique.
Celui d’être le relais de la frustration des autorités pénitentiaires, des entreprises
et des banquiers[2]
contre le mouvement anti-méga-prison à Haren : la maquette détruite
étant le symbole d’un projet au point mort.
Huit ans après le lancement de l’idée
de la construction de cette méga-prison, ses promoteurs, réunis dans un partenariat
public privé, n’arrivent toujours pas à démarrer les travaux. Ils se retrouvent
sans permis d’environnement. Sans permis d’urbanisme. Avec sur le dos un audit de
la Cour des comptes sur le financement de la prison de Haren demandé par six
partis politiques.
Tenant compte de tous ces facteurs qui montrent que ce
projet n'a aucune légalité, le tribunal aurait pu classer l’affaire de
la maquette sans suite.
Il aurait pu s’inspirer du jugement du Tribunal
correctionnel de Mons qui, le 23 novembre 2015, a annoncé « la suspension du prononcé » pour
les 7 bomspotters qui s’étaient introduits dans le Quartier général européen de
l’OTAN, le « SHAPE », en 2012. Les 7
bomspotters risquaient 5 ans de prison et une lourde amende. En plus, dans son
jugement, le Tribunal de Mons reconnaissait « la pertinence de la désobéissance civile comme garantie du système
démocratique » et « la
bonne foi des accusés dans leur intention de recourir à la désobéissance civile
en vue d’alimenter le débat sur la question des armes nucléaires américaines
présentes sur le sol belge et d’avertir le grand public des risques qu’elles
représentent ».[3] Le Tribunal de Bruxelles
aurait pu dire exactement la même chose sur les 4 militants en remplaçant « le
débat sur la question des armes nucléaires » par « le débat sur la
question carcérale ». En place et lieu, le Tribunal correctionnel de
Bruxelles propose une sanction violente contre les 4 activistes anti-prison :
celui de l’incarcération.
II. La condamnation d'un type d'action et d'un courant de révolte
Ce qui m’amène à un deuxième point.
Contrairement à ce que
pensent certains la condamnation des 4 n’a rien à voir avec une maquette
démolie. Si le jugement du tribunal voulait sanctionner cette destruction, il
aurait pu se limiter à demander sa réparation. Par contre, le jugement vise et
condamne sévèrement un type d’action et un courant de révolte au sein de la
jeunesse.
D’abord, il s’agit d’un jugement qui criminalise une action
radicale.
Un même scénario auquel on a assisté lors du procès contre 11 activistes
anti-OGM, les « Faucheurs de pommes de terre », du Field Liberation Movement.
Les 11 étaient accusés d’avoir participé à une action de désobéissance civile de
quelques centaines de militants anti-OGM, qui avaient envahi et saccagé un
champ de patates génétiquement modifiées à Wetteren en 2011. Leur procès a duré
de 2013 à 2014. En première instance, les 11 activistes avaient écopé de peines
de 3 à 6 mois de prison avec sursis, ainsi que d'une amende de 550 euros, dont
la moitié avec sursis. En appel, en laissant tomber l’accusation d’organisation
criminelle, le tribunal a enfin ramené les peines à un mois de prison avec sursis. Par contre,
les 550 euros d'amende devenaient totalement effectifs.
La criminalisation de l’action radicale s’étend pas à pas aux
actions qui étaient légales jusqu’ici. Ainsi, la dernière grève des cheminots
en Belgique, annoncée conformément aux règles de la concertation sociale dans
ce pays, n’a pas été traitée comme une grève. Des partis au gouvernement ont
parlé d’une « grève politique », œuvre d’un syndicat socialiste qui
est le « bras armé du PS », d’une « prise en otages des
voyageurs ». Deux jours avant le procès contre les 4 militants
anti-prison, j’ai assisté à une audience d’un autre procès qui venait de
commencer et qui semble être parti pour quelques années de procédures
judiciaires : celui de Jordan, un cheminot, poursuivi pour une action syndicale
lors de la dernière grève des cheminots.[4]
N’est-il pas grand
temps de revendiquer la légitimité de la résistance radicale ? De revendiquer
le droit de faire des piquets de grève qui bloquent les carrefours ou les
autoroutes pour faire face à la destruction des droits sociaux des
travailleurs ? De bloquer des transports d’armes vers les guerres
illégales ? D’entrer sur les terrains de l’OTAN ou sur ceux de la base de
Kleine-Brogel où les autorités stockent illégalement des armes
nucléaires ? D’empêcher l’extradition d’un réfugié vers un pays où il sera
torturé ou tué ?
La destruction de la maquette de la méga-prison de Haren
est de cet ordre-là : tout comme les Faucheurs anti-OMG ou les cheminots,
les militants anti-prison n‘ont pas commis d'agression, ils n’ont blessé ou
violenté personne. Leur seule « victime » a été la maquette en bois d’un
projet illégal.
Deuxièmement, le Tribunal ne condamne pas seulement une action
radicale.
Par son jugement, le tribunal vise un courant « anarchiste
violent ». Le jugement annonce ainsi ce qui attend « un groupe
d’anarchistes insurrectionnels »[5] qui fait l'objet d'enquêtes
depuis 2008 pour organisation terroriste et incendie volontaire. Selon la
Sureté de l’Etat, cité dans le journal Le Soir, le groupe se serait « focalisé depuis quelques années sur le
projet de complexe pénitentiaire de Haren » en utilisant des « dispositifs incendiaires » et en
commettant des « actes de sabotage »
contre des firmes ou des maisons de personnes, liées à la construction de la
prison. Des perquisitions et des arrestations administratives ont eu lieu en
mai (11 personnes arrêtées, puis relâchées sans avoir comparu devant la juge
d’instruction) et en septembre 2013 (saisie de matériel informatique
(portables, disques durs, clés USB), de carnets d’adresses, de brochures, de
tracts, d'affiches et de documents personnels). Selon la sûreté de l’état, l’OCAM
et le Centre de crise, ce groupe constitue une menace terroriste, même si, selon
eux, l’ampleur du phénomène est « sans commune mesure avec l’islam radical
».
Par son jugement extrêmement dur, le tribunal établit un lien
entre la « destruction d’une maquette » et les actes de sabotage reprochés au
groupe anarchiste. L’existence de ce lien n’est étayée par aucune preuve.
III. "L' anarchisme violent et l'islamisme radical".
La sûreté de l’État évoque implicitement un lien entre
terrorisme, groupe « anarchiste insurrectionnel » et « islam radical ».
Ceci
mérite quelques considérations.
Quand il s’agit de « terrorisme », il n’échappe à personne que
la sûreté de l’État ne parle jamais des agressions racistes et fascistes de
l’extrême droite. Ces agressions verbales et physiques ne recueillent pas
l’étiquette terroriste, mais celle de « hate crimes ». La sûreté de l’État ne
s’en occupe pas ou les traite de façon marginale, puisque pour elle il ne
s’agit pas de terrorisme mais seulement d’une forme de violence, regrettable
certes, qui émane de la majorité contre des minorités[6].
Unia,
anciennement Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme,
vient de révéler qu’au cours de l'année 2015, il a reçu un nombre record de
plaintes pour racisme et homophobie. Plus de 400 personnes (!) ont déclaré
avoir été agressées ou avoir été victimes d’actes de violence, en particulier
pour leur couleur de peau ou leur religion. Selon le Centre, « les messages de
haine » sont de plus en plus durs. Parmi ces messages : des femmes dont le foulard
est arraché en pleine rue et des mosquées attaquées[7].
Pour les
services antiterroristes, la destruction de la maquette d’une prison pèse apparemment
plus lourd dans la balance que l’agression d’une mosquée.
Si on parle de « l’anarchisme violent » et de « l’islamisme
radical », on peut en effet percevoir un point commun dans cette radicalité :
la révolte et la rage qui grondent au sein de la jeunesse contre un système
injuste et répressif, exploiteur et destructeur.
Cette révolte n’est ni
structurée, ni orientée, ni portée par un mouvement de masse comme ce fut le
cas en mai 68. La révolte s’exprime par le rejet ; par des émeutes momentanées ;
par des incendies et des sabotages. Elle occupe ainsi le terrain abandonné par
les organisations de la gauche révolutionnaire du dernier quart du siècle
précédent, qui ont toutes disparu et, avec elles, le projet d’une société
nouvelle.
Dans ce contexte, pour les
jeunes en quête de radicalité, il ne reste de débouchés que dans « une
islamisation de la colère »[8]
ou dans son expression anarchiste pure et dure. Non seulement ces jeunes sont
confrontés à une répression violente de leurs actions, mais aussi de leurs
idées. Si des phrases comme « renverser
le système capitaliste par la révolution » étaient courantes pendant la
révolte des jeunes de ma génération, celles-ci ne passent plus aujourd’hui.
Elles tombent sous la législation antiterroriste pour incitation directe ou
indirecte au terrorisme. Dès lors, une phrase comme : « Face à ces accusations de terrorisme et à leur lot d’intimidations et
de harcèlements, il n’y a pas à abandonner les idées et les actes visant la
destruction de toute autorité et la joie que procure cette bataille. Continuons
à lutter pour la liberté, à abattre ce monde mortifère qui opprime et exploite.
Rien n’est fini, tout continue. Attaquons ce qui nous opprime »[9]
est susceptible de persécution
antiterroriste.
Parmi les facteurs qui engendrent la révolte, citons le
déferlement de la haine raciste et l’impunité de la violence de l’extrême
droite. Mais aussi l’impunité de la violence illégitime de l’État lui-même.
IV. 2015, année de l’impunité
Une maquette détruite, cela se voit. Mais pourquoi le tribunal
n’a-t-il pas vu, ni pris en compte dans son jugement contre les 4, ce qui s’est
passé le lundi 21 septembre 2015 ? Ce jour-là, nous nous trouvions
avec une vingtaine personnes du mouvement contre la méga-prison à Haren au
tribunal pour assister à l'audience du recours contre l'avis d'évacuation de
l'occupation du terrain de la future méga-prison. C’est à ce moment que des
dizaines de policiers et des ouvriers, équipés d'un bulldozer et d'une tronçonneuse,
ont détruit, saccagé et incendié toutes les installations de l’occupation à
Haren. Sept personnes ont été arrêtées. Lors de l’action policière, un
bulldozer a volontairement et violemment percuté l'arbre dans lequel se
tenaient deux militants, mettant leur vie en danger. C'est seulement lorsque la
hiérarchie de la police a été contactée par des sympathisants repoussés aux
abords du Keelbeek et informée en urgence par téléphone de la situation, que l’opération
a pris fin. La vie de ces
deux militants a été mise en jeu.[10] Les palettes en feu de
Haren étaient l’illustration d’un pouvoir politique qui ne voulait pas suivre
la légalité en attendant le verdict du tribunal. Trois jours après
l’évacuation, le tribunal de première instance de Bruxelles a annulé
l’ordonnance qui permettait d’évacuer les occupants, jugeant que la procédure
unilatérale choisie pour éviter tout débat avec eux ne pouvait pas être
utilisée dans ce cas.[11] Mais le mal était fait.
Aucune sanction n’a été prise. Doit-on s’étonner des ripostes ?
Cette même année on a assisté à trois acquittements.
Le jeudi
28 mai 2015, à l’acquittement de neuf policiers pour violences et racisme
contre les détenus de Forest.
Le 23 octobre 2015, à l’acquittement de quatre
policiers, qui avaient été inculpés pour des faits de violence commis sur des
sans-abris dans la gare du Midi à Bruxelles. Les peines de 12 à 15 mois de
prison qu’ils avaient reçues pour le « caractère inadmissible des faits »,
« commis sur une population fragile vivant dans la précarité » ont
été réduites à néant[12].
En janvier 2014, le tribunal correctionnel de
Nivelles avait déclaré coupable des membres du personnel pénitentiaire de la
prison d’Ittre pour traitements dégradants contre Farid Bamouhammad, qui avait obtenu
un dédommagement de 11.000 euros, soit 1.000 euros par jour de détention passé
entravé à la prison d’Ittre. En juin 2015, la cour d’appel de Bruxelles acquitte
les inculpés et Farid perd son droit aux dédommagements.
Face à cette impunité à l’américaine, exigeons l’acquittement
des 4 activistes anti-prison!
[2]
Pour rappel, sont intéressés par la construction de la méga-prison de Haren : Cafasso
Consortium regroupant Denys NV, FCC CONSTUCCIÓN SA, MACQUARIE CAPITAL Group,
Vialia Sociedad Gestora de Concesiones de infraestructuras SL, AAFM Facility Management bv (Aracadis
Aqumen Facility Management BV), Buro II & ARCHI+I cvba, E G M architecten,
Ingenieursbureau G. Dervaux nv, Marcq & Roba, Ares, M.O.O.Con, Advsiers
bvba, Typsa, Arch. Dr. Andrea Seelich.
Cafasso consortium avait remporté le contrat DFMB
(Design Build Finance Maintain) de ses trois concurrents : 1) SPC Brussels
Prison (Compagnie d’Entreprises CFE SA, BESIX GROUP S.A., DIF Infrastructure II
PPP Luxembourg, ASSAR, CERAU sprl, SCAU, Ingenium, Ney, CFE Brabant, BESIX SA,
Entreprises Jacques Delens SA, Sogesmaint – CB Richard Ellis SA, Vanhout
Facilities NV, Aramark NV, DALKIA SA) ; 2)
SPV LIBRA (N.V. De ondernemingen Louis De Waele, Willemen General
Contractor NV,Franki Construct N.V., Franki N.V., Cordeel Zetel Temse N.V.
Cordeel Zetel Hoeselt N.V. DG Infra + NV, M. & J-M; Jaspers-J. Eyers & Partners, A2RC
Architects, Art & Build, Avantgarden, Storimans Wijffels Architecten, Arch
& Teco Engineering, Talboom, Pirnay, CES, Facilicom); 3) STRABAG Real
Estate – SODEXO Belgium (STRABAG Real Estate GmbH, NV Sodexo Belgium SA,
Eubelius, Ernst & Young, Conix Architects, Architecture Studio,
Studiebureau R. Boydens, Studiebureau Fraye en Züblin Zentral Technik, J.N.C.
International, STRABAG Belgium, Ed. Züblin AG, Regio Nordrhein Westfalen)
[4] https://www.facebook.com/Solidarit%C3%A9-avec-Jordan-et-contre-la-repression-des-mouvements-sociaux-1026870354001948/?fref=ts
[5]
Alain Lallemand, Le Soir samedi 20 février 2016
[6] Voir à ce sujet : The
making of Anders B. Breivik, Luk Vervaet, 2012
[7] http://www.hln.be/hln/nl/957/Binnenland/article/detail/2626590/2016/02/24/Recordaantal-klachten-over-haatmisdrijven.dhtml
[8]
Alain Bertho, Les enfants du chaos, Essai sur le temps des martyrs, La
Découverte 2016
[9]
http://www.lacavale.be/spip.php?article43
[10]
http://haren.luttespaysannes.be/fil-info/article/communique-expulsion-du-keelbeek?lang=fr
[11]
http://www.ieb.be/Expulsion-du-Keelbeek-les-occupants-ont-gagne
[12]
https://www.rtbf.be/info/regions/bruxelles/detail_4-policiers-poursuivis-pour-violence-acquittes-par-la-cour-d-appel-de-bruxelles?id=9116763
Commentaires