Affaire Luk Vervaet : pourquoi je refuse le jugement

par Luk Vervaet, 17 janvier 2018 

J’avoue. 
Je fais partie de ceux et celles pour qui la prison est un mal. Elle disparaîtra comme notre moyen principal pour rendre justice, comme notre manière principale de régler les problèmes sociaux et les conflits. Tout comme les exécutions, les bâtonnades, les galères ou les bagnes ont disparu. Sa disparition fera partie de la naissance d’un autre monde, sans exploitation de l’homme par l’homme, sans inégalités, sans racisme. 
Utopique ? Certes. Mais pas plus que ne l’étaient le « I have a dream » de Martin Luther King ou les luttes pour l’abolition de la peine de mort et de l’esclavagisme. En pleine conscience, cependant, que les politiques carcérales actuelles se dirigent exactement dans le sens opposé de cette utopie.

Chacun, dans le secteur carcéral, travaille à partir d’une conviction, d’une inspiration qui peut être différente. En tant qu’enseignant dans les prisons, j’ai accompli mon travail de manière correcte, sans illusions, essayant de transmettre un maximum de connaissances et d’atouts à mes détenus-étudiants. Pour leur offrir plus de chances de passer à une nouvelle étape dans leur vie. Chances qu’ils n’ont souvent pas eues ou qu’ils ont ratées. Les prisons sont des lieux hostiles, et je salue tous mes collègues qui continuent à s’investir, sans que personne ne s’y intéresse réellement. 

À la place du mépris, du rejet et de l’isolement des détenus, j’ai essayé de mettre en place le dialogue et le respect, de transmettre les histoires de l’intérieur à l’extérieur et vice-versa. J’ai utilisé mon droit de faire entendre « la parole contraire », pour reprendre l’expression d’Erri De Luca, afin de dénoncer publiquement les politiques injustes et inhumaines dont j’étais témoin, envers la population carcérale en général et envers les condamnés ou soupçonnés de terrorisme en particulier.            

La note de la Sûreté de l'Etat
 
Le 17 août 2009, la direction générale des établissements pénitentiaires de Belgique, m’a fait savoir, je cite, que « je ne serai plus autorisé d’accès au sein des établissements pénitentiaires belges pour de raisons de sécurité ». Je perdais mon emploi et toute possibilité de visiter un détenu dans une prison belge. Pendant dix ans, avec mes avocats Dounia Alamat et Christophe Marchand, et grâce au soutien financier et moral de mes ami(e)s, j’ai mené un combat devant les tribunaux contre cet interdit professionnel et cette interdiction de visiter des prisonniers.

Ce combat a obtenu un premier résultat quand un tribunal a obligé l’État à dévoiler les fameuses raisons de sécurité ayant conduit à mon exclusion. La Sûreté de l’État a alors rendu public son rapport, « expurgées de données classifiées pour des motifs de sécurité » (sic), sur mes activités politiques, tout à fait légales et ouvertes.
  
Par la suite, après avoir suspendu mon exclusion, le Conseil d’état a annulé celle-ci le 22 juin 2011. Une nouvelle victoire, mais qui ne changeait en rien la politique de l’État à mon égard : refus de me rencontrer, interdit professionnel et interdiction de visite maintenus. 
Pendant dix ans, le ministère de la Justice m’a ainsi mis en isolement à l’extérieur des prisons, me coupant de toute possibilité d’avoir des contacts avec des personnes à l’intérieur. Toute demande d’un détenu pour que je lui rende visite a été refusée. Nous nous sommes alors tournés vers une procédure civile pour faire valoir mes droits et demander un dédommagement financier et moral. Ce qui a finalement abouti au jugement de la Cour d’appel de Bruxelles du 20 décembre 2018 dernier. 

L'arrêt de la Cour d'appel du 20 décembre 2018

Dans son arrêt, la Cour reconnaît que l’État belge a bien commis une faute. Il a en effet systématiquement refusé de m’entendre pour me permettre de m’exprimer et de me défendre relativement aux comportements qu’on me reprochait. L’arrêt de la Cour d’appel me donne partiellement raison et condamne l’État belge à me payer des dommages et intérêts pour un montant de 8.800 euros. 
La Cour reconnaît qu’il n’y a rien à me reprocher sur mon travail en prison, que je n’ai commis aucun infraction, mais, je cite, que les « décisions litigieuses ont été dictées principalement, voire uniquement, par la note de synthèse communiquée par la sûreté de l’État à l’administration compétente ». Cela signifie que seules mes opinions dérangent. 
Beaucoup de mes amis se sont félicités de cette victoire partielle. « Tu n’es plus sur la liste noire maintenant ; c’est grâce à ta persévérance qui nous inspire ; ce n’est pas évident de gagner contre l’État belge ; ce montant n’est pas suffisant, mais c’est déjà ça », m’ont-ils écrit. 
C’est vrai. 
Mais, s’ils lisent le jugement, ils conviendront avec moi qu’il est inacceptable. Non pour la hauteur du montant, effectivement ridicule, mais pour trois raisons plus importantes. 
D’abord, dans son arrêt, la Cour dit que je n’ai « nullement été privé de ma liberté de pensée, d’expression ou d’association ». Ensuite, que j’ai certes perdu mon travail, mais que j’aurais « pu enseigner dans d’autres lieux ou exercer une quelconque autre activité ». Et finalement, et c’est le plus important, parce que la Cour souscrit aux pratiques de la Sûreté de l’État contre la liberté d’expression et accepte qu’une « vague insinuation » de sa part justifie un C4 et l’établissement d’une zone interdite. 
En m’excluant des prisons, dit l’arrêt, l’administration pénitentiaire n’a pas commis une erreur. « Vu le contenu de cette note de la Sûreté de l’État, et même si elle ne se conclut que par un vague soupçon (la note se conclut ainsi : « la défense de supposées victimes des lois antiterroristes a pu conduire Luk Vervaet à franchir la frontière entre la défense légitime d’une justice équitable et le soutien à des idéologies justifiant de manière indirecte le terrorisme »), l’on peut comprendre dans ce contexte, que, pour des raisons évidentes dans le régime pénitentiaire, l’administration ne pouvait pas prendre de risque. »

Je refuse que ma parole soit criminalisée. 
Je refuse que la contestation de situations injustes et inhumaines soit taxée de sympathie terroriste. Qu’il s’agisse du traitement de détenus ordinaires maltraités par le système. Qu’il s’agisse d’Ali Aarrass, torturé, extradé illégalement et abandonné à son sort par son pays la Belgique. Qu’il s’agisse de Nizar Trabelsi qui, après avoir purgé totalement sa peine en Belgique, a été extradé illégalement vers les États-Unis, pour y être soumis à la torture blanche par un isolement extrême depuis cinq ans. Qu’il s’agisse de Malika El Aroud, dont on a repris la nationalité belge après l’accomplissement de sa peine, et qui se retrouve au Centre pour illégaux à Bruges en attendant son extradition.

Au nom des sans-voix, avec mes avocats et le mouvement de solidarité, je continue le combat. 
    

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