Julian Assange : Wanted, dead or alive


US Poster : Assange parmi les terroristes
https://www.prweb.com/
Imaginez-vous la scène, digne du dernier James Bond. Des voitures blindées en route vers le centre de Londres. À leur bord, des hommes cagoulés et armés jusqu’aux dents. Les voitures s’arrêtent brusquement, les hommes en descendent et pénètrent l’ambassade équatorienne. La porte de l’ambassade est par hasard ouverte et, par hasard aussi bien sûr, la police anglaise regarde dans l’autre direction. Les robocops se jettent sur Julian Assange, le trainent dans une voiture et foncent vers l’aéroport de Londres où un avion de la CIA les attend pour le transporter aux États-Unis. Au cas où ce plan échouerait, il y a aussi le plan B : il faudra l’abattre ou l’empoisonner.

Ce scénario ne sort par des studios hollywoodiens.  Il a été inventé de bout en bout par Mike Pompeo, en représailles à la publication de Vault 7 par Wikileaks en 2017[1], la plus grande fuite de documents de la CIA de son histoire. Mike Pompeo est le directeur de la CIA de l’époque et le ministre des Affaires étrangères jusqu’au début de cette année. C’est lui qui avait désigné WikiLeaks comme « non-state hostile intelligence service » (service de renseignement ennemi non étatique). C’est aussi lui qui avait plaidé pour que Snowden soit jugé, avec une condamnation qui aurait pu le condamner à la peine de mort.  Le plan du kidnapping d’Assange a été discuté aux « plus hauts niveaux » de l’administration américaine.[2] Son existence a été confirmée par trente fonctionnaires et ex-agents des services secrets, dont huit ont décrit en détail l’opération de la CIA. Après que le plan a été rendu public, en septembre 2021 par Yahoo News, Pompeo n’a nullement été inquiété. Dans une émission télévisée, il a tranquillement déclaré que chacune de ces trente personnes devait être poursuivie par la justice « pour divulgation de matériel classifié au sein de la CIA ».[3]

Si vous pensez qu’avec Joe Biden à la présidence, toutes ces pratiques et tous ces propos sont derrière nous, détrompez-vous. Au procès d’Abu Zubaydah début octobre 2021 devant la Supreme Court (la plus haute cour au niveau fédéral), l’administration Biden a refusé la comparution des psychologues James Mitchell et Bruce Jessen, les architectes du programme de la torture de la CIA. Biden s’appuie en cela sur les propos de Pompeo selon lesquels cette affaire est un « secret d'État », et que la rendre publique « porterait atteinte à la sécurité nationale ». L’administration Biden s’est aussi opposée à ce qu’on entende le témoignage d’Abu Zubaydah lui-même, parce que, disait-elle, « il est en détention incommunicado à Guantanamo ».[4]

 

Mort ou vivant, par tous les moyens

Aussi choquant et invraisemblable que puisse paraître le scénario d’un kidnapping et d’un assassinat éventuel d’Assange, il est dans la ligne droite de la guerre américaine contre tous ceux qui touchent aux intérêts impérialistes des États-Unis.

Il suffit de se souvenir du plan pour assassiner Daniel Ellsberg (photo), après la publication des Pentagon-papers pendant la guerre du Vietnam.[5] Il suffit de rappeler la pratique presque courante du kidnapping de suspects dans d’autres pays et leur transfert illégal vers les États-Unis par les services secrets américains. Cette pratique date de bien avant 2001, sous des présidents comme Reagan et Clinton. Il s’agissait là d’un nombre très limité de cas et la CIA devait obtenir l’approbation du président pour enlever quelqu’un. Ce n’est qu’à partir du lancement de la guerre mondiale contre le terrorisme en 2001 que ces pratiques ont pris une ampleur sans précédent. À ce moment-là, le président Bush a signé une autorisation officielle pour que la CIA passe à des “extraordinary renditions” (des transferts illégaux de personnes kidnappées) sans avoir besoin d’une approbation de la Maison Blanche ou du Ministère de la justice. Ainsi, dès 2005, la CIA avait déjà enlevé entre cent et cent cinquante suspects et les avait transférés illégalement vers des pays tiers, le plus souvent connus pour leur torture des détenus, avant leur transfert tout aussi illégal aux États-Unis ou à Guantanamo.

photo DW.COM 

Prenons le cas d’Abu Omar (Mustafa Osama Nasr, photo) qui est une des affaires les mieux connues et documentées de la restitution extraordinaire de la CIA (en collaboration avec le Service italien de renseignement et de sécurité militaires- SISMI). Abu Omar avait reçu l’asile politique en Italie en 2001.  Le 17 février 2003, il est enlevé à Milan par des agents de la CIA et du SISMI et transporté à la base aérienne américaine d'Aviano. De là, il est transféré dans l’Égypte de Moubarak, où il est emprisonné pendant quatre ans sans inculpation, isolé, interrogé et brutalement torturé et violé.

En 2009, vingt-trois agents américains impliqués dans ce kidnapping ont été jugés par contumace par les tribunaux italiens[6]. Vingt-et-un agents ont été condamnés à cinq ans de prison, et le chef de la base de la CIA à Milan, Robert Seldon Lady, a été condamné à huit ans de prison. Tous ces condamnés ont refusé de se présenter au tribunal. C’est encore Wikileaks qui a dévoilé les pressions américaines sur l’Italie pour qu’elle retire sa demande d’extradition de ces agents vers l’Italie. Les agents sont désormais considérés comme des fugitifs en droit italien.[7]

Pour les autorités américaines, la guerre actuelle contre le terrorisme doit inévitablement aboutir à la capture, mort ou vif, de Julian Assange. Déjà en 2014, dans une vidéo-compilation publiée sur YouTube[8] par FreeJAnow, elles le traitaient de « traitre », « hightech terrorist », « cyber terrorist », « enemycombatant » et Wikileaks d’« organisation terroriste et d’agence de presse travaillant pour l’ennemi ». Les propos cités dans cette petite vidéo proviennent de hauts responsables du gouvernement américain, dont Hillary Clinton, Joe Biden et de commentateurs politiques. Certains y réclament ouvertement la pendaison ou l’exécution extrajudiciaire d’Assange.

Au dix-septième jour du procès d’Assange en 2020, l’existence des plans pour l’assassiner a été confirmée par deux témoins sous serment. Devant le tribunal, ils ont déclaré que « les États-Unis voulaient sortir Assange coûte que coûte de l’ambassade de l’Équateur et qu’ils voulaient des mesures plus extrêmes pour y arriver. Ainsi, ils envisageaient de kidnapper Assange en laissant une porte d’entrée ouverte. Ils concevaient même son empoisonnement. »[9]

La Maison Blanche s’est opposée à l’exécution du plan de la CIA pour une seule et unique raison : le ministère de la Justice était en retard, il n’avait pas encore publiquement inculpé Assange d’un crime. Ce qui posait la question : si on le kidnappe, on l’amène où ? On ne peut pas l’enfermer quelque part sans qu’il y ait eu une mise en accusation officielle. La police anglaise aussi s’était opposée à l’exécution du plan de Pompeo sur son sol. Il fallait régler le problème Assange autrement. Et la machine s’est mise en marche. Le 6 mars 2018, le Grand Jury fédéral de Virginie inculpe formellement Assange dans un « sealed indictment », un document interne à la justice où il n’est question que de fraude informatique sur base du Computer Fraud and Abuse Act de 1986. Parallèlement, sous pression américaine, l’Équateur déclare Assange persona non grata à l’ambassade et le déchoit de sa nationalité équatorienne dans la foulée. Le 11 avril 2019, l’inculpation d’Assange est rendue publique, ce qui permettra à la police anglaise, le jour même et en toute légalité, d’arrêter et de sortir de force Assange de l’ambassade qui ne veut plus de lui. Assange sera incarcéré dans la prison de haute sécurité de Belmarsh où il se trouve encore à ce jour. Ce n’est qu’un mois plus tard, en mai 2019, qu’Assange sera aussi inculpé pour espionnage sur base de l'Espionage Act de 1917[10].  S’il est extradé et condamné, il risque la prison à vie, c’est-à-dire la mort par enfermement.  

Ainsi le plan diabolique des autorités américaines est presque bouclé. Les 27 et 28 octobre 2021, une Cour d’appel britannique devra se prononcer sur son extradition. Des « garanties américaines d’un traitement humain d’Assange » y seront présentées, par ceux-là mêmes qui ont discuté et planifié son kidnapping et son assassinat. 

Assange paie le prix de notre capitulation face à la guerre impérialiste

Les révélations de Yahoo News nous ramènent aux vrais enjeux de l’affaire. Les publications d’Assange ne sont pas considérées comme des actes de journalisme ou sous l’angle de la « liberté de la presse », mais comme des actes de guerre,  des actes hostiles aux États-Unis, en alliance avec l’ennemi que nous combattons dans la guerre contre le terrorisme.

Le 25 juillet 2010, Wikileaks a défié la machine de guerre en publiant les documents secrets sur la guerre en Afghanistan (the Afghan War Logs). Trois mois plus tard, en octobre 2010, il publie près de 400 000 rapports de l’armée sur la guerre en Irak (the Iraq War Logs). Le 25 avril 2011, Wikileaks rend publics les documents secrets sur les 779 détenus à Guantanamo (the Gitmo Files).

Au moment où toute opposition à la guerre en Afghanistan et en Irak était au point mort, Assange et Wikileaks ont ainsi exposé de manière on ne peut plus détaillée les opérations de l’armée impérialiste la plus forte au monde. Mais ces publications n’ont pas provoqué l’indignation et la solidarité avec Wikileaks qu’on était en droit d’attendre et dont Wikileaks avait tant besoin.

Dix ans après le début de la guerre, les pancartes et les banderoles des manifestations sont restées rangées dans les caves, le slogan « Not in our name » était réduit au silence. Un climat d’indifférence s’était installé, l’horreur  devenue la routine, avec la peur généralisée d’être accusé de sympathies ou de complicités terroristes. Pour la gauche américaine et européenne, la guerre est devenue à la fois une normalité et une banalité. Fini la comparaison avec le mouvement contre la guerre au Vietnam qui avait contribué à la fin de cette guerre et à ce que la vie de Daniel Ellsberg soit sauvée.

 Enemy combatant

La même indifférence a été constatée par rapport aux « dommages collatéraux » de la guerre sans fin. Un de ces dommages a été l’invention du statut de « Unlawful enemy combatant »,, un titre dorénavant réservé à Julian Assange, qui efface tout statut légal du prisonnier. Avant 2001, les Conventions de Genève conclues après la défaite nazie en 1945 devaient assurer une protection des droits des prisonniers. C’étaient des documents contraignants pour tous les États, les atteintes à ces accords constituant une violation grave du droit international et étant considérées comme des crimes de guerre. Deux conventions protégeaient aussi bien les droits des prisonniers de guerre (la Troisième convention) que les prisonniers civils, de droit commun, appelés « personnes protégées » (la Quatrième convention). Les deux catégories devaient jouir d’un traitement digne, tout traitement inhumain ou dégradant était interdit en toutes circonstances (l'article 3, commun aux deux conventions).

Dans la pratique, les États européens ont réservé ces conventions à leur usage interne et ne les ont pas appliquées dans leurs colonies où le non-droit, la torture et les traitements inhumains restaient de mise aussi bien pour les résistants que pour la population civile. Ce sont ces conceptions et pratiques coloniales qui font leur retour à travers la guerre contre le terrorisme.

Au début de la guerre, un nouveau statut a été conçu pour les prisonniers capturés. Celui de « combattant ennemi », ce qui signifie que ces prisonniers ne sont ni des prisonniers de guerre ni des prisonniers de droit commun.  Ainsi, ils ne peuvent pas être protégés par les Conventions de Genève. Ils ne peuvent pas se prévaloir de l'habeas corpus - le droit de comparaître devant le tribunal et d'exiger que les autorités justifient leur détention. Leur procès, s’il y en a un, ne se déroule pas devant un tribunal fédéral, ni devant un tribunal militaire, mais devant une commission militaire. Ils peuvent être maintenus en détention sans charge, sans procès et de manière illimitée. Tout au long de ces vingt dernières années, seuls les détenus concernés, quelques avocats courageux et quelques ONG se sont battus pour le retrait de ces mesures. Toute cette évolution fascisante s’est déroulée sous nos yeux, sans réaction digne de ce nom.

C’est Julian Assange qui en paie le prix aujourd’hui.

Il n’est jamais trop tard pour se reprendre et dire stop. Faisons-le maintenant et empêchons l’extradition de Julian Assange.   

 



[2] Zach Dorfman, Sean D. Naylor and Michael Isikoff de Yahoo News : “Kidnapping, Assassination and a London Shoot-Out: Inside the CIA’s Secret War Plans Against WikiLeaks”, ethttps://www.legrandsoir.info/les-erreurs-de-l-article-de-yahoo-sur-assange-consortium-news.html

[4] Abu Zubaydah a été arrêté au Pakistan en 2002 et enfermé dans une prison secrète de la CIA en Pologne jusqu’à son transfert à Guantanamo où il se trouve toujours. Les tortures qu’il a subies des mains de la CIA et de ses sous-traitants, ont été rendues publiques par ses avocats et ont été partiellement citées dans le rapport de 2014 de la commission du sénat américain sur la torture de la CIA : « À 83 occasions au cours d'un seul mois de 2002, Abu Zubaydah a été attaché à une planche inclinée avec la tête plus basse que les pieds pendant que des sous-traitants de la CIA lui versaient de l'eau dans le nez et dans la gorge, simulant sa noyade. Menotté et claqué à plusieurs reprises contre les murs, il a été suspendu nu à des crochets au plafond pendant des heures. Il a été forcé de rester éveillé pendant onze jours consécutifs, aspergé encore et encore d'eau froide lorsqu'il s'est effondré. Il a été placé de force dans une boîte de la taille d'un cercueil et entassé dans une autre boîte qui tiendrait presque sous une chaise, où il a été laissé pendant des heures. Il a été soumis à une humiliation particulièrement grave de la part de la CIA par la « réhydratation rectale ». Selon le rapport du Sénat américain la CIA a admis par la suite que Abu Zubaydah n’était pas un membre d’Al Qaeda. https://truthout.org/articles/biden-tells-supreme-court-that-publicly-documented-torture-is-a-state-secret/?utm_campaign=Truthout+Share+Buttons

[5] Kissinger appelait Ellsberg« l’homme le plus dangereux aux États-Unis », Nixon faisait cambrioler le bureau de son ancien psychanalyste et avait engagé 12 mercenaires cubains pour « le mettre hors d'état de nuire ».https://www.democracynow.org/2021/6/14/pentagon_papers_leak_50th_anniversary

[6]https://www.justiceinitiative.org/publications/globalizing-torture-cia-secret-detention-and-extraordinary-renditionL'Italie est le seul pays où un tribunal a condamné pénalement des fonctionnaires pour leur implication dans des opérations de restitution extraordinaire. Le Canada est le seul pays à présenter des excuses à une victime de restitution extraordinaire, Maher Arar, qui a été extraordinairement renvoyé et torturé en Syrie. Seuls trois pays en plus du Canada – la Suède, l'Australie et le Royaume-Uni – ont accordé une indemnisation aux victimes de restitutions extraordinaires, ces deux derniers dans le cadre de règlements confidentiels visant à éviter les litiges liés aux violations des droits humains associées.

[8] US demands to assassinate Assange https://www.youtube.com/watch?v=ykvb-nwJ_9w

[10] *The Espionage Act of 1917 prohibited obtaining information, recording pictures, or copying descriptions of any information relating to the national defense with intent or reason to believe that the information may be used for the injury of the United States or to the advantage of any foreign nation. 

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