Julian Assange : Wanted, dead or alive
Ce scénario ne sort par des studios hollywoodiens. Il a été inventé de bout en bout par Mike
Pompeo, en représailles à la publication de Vault 7 par Wikileaks en 2017[1], la
plus grande fuite de documents de la CIA de son histoire. Mike Pompeo est le
directeur de la CIA de l’époque et le ministre des Affaires étrangères jusqu’au
début de cette année. C’est lui qui avait désigné WikiLeaks comme « non-state
hostile intelligence service » (service de renseignement ennemi non étatique).
C’est aussi lui qui avait plaidé pour que Snowden soit jugé, avec une
condamnation qui aurait pu le condamner à la peine de mort. Le plan du kidnapping d’Assange a été discuté
aux « plus hauts niveaux » de l’administration américaine.[2] Son
existence a été confirmée par trente fonctionnaires et ex-agents des services
secrets, dont huit ont décrit en détail l’opération de la CIA. Après que le
plan a été rendu public, en septembre 2021 par
Yahoo News, Pompeo n’a nullement été inquiété. Dans une émission télévisée,
il a tranquillement déclaré que chacune de ces trente personnes devait être
poursuivie par la justice « pour divulgation de matériel classifié au
sein de la CIA ».[3]
Si vous pensez qu’avec Joe Biden à la présidence, toutes ces
pratiques et tous ces propos sont derrière nous, détrompez-vous. Au procès d’Abu
Zubaydah début octobre 2021 devant la Supreme Court (la plus haute cour au
niveau fédéral), l’administration Biden a refusé la comparution des
psychologues James Mitchell et Bruce Jessen, les architectes du programme de la
torture de la CIA. Biden s’appuie en cela sur les propos de Pompeo selon
lesquels cette affaire est un « secret d'État », et que la rendre
publique « porterait atteinte à la sécurité nationale ».
L’administration Biden s’est aussi opposée à ce qu’on entende le témoignage d’Abu
Zubaydah lui-même, parce que, disait-elle, « il est en détention
incommunicado à Guantanamo ».[4]
Mort ou vivant, par tous les moyens
Aussi choquant et invraisemblable que puisse paraître le
scénario d’un kidnapping et d’un assassinat éventuel d’Assange, il est dans la
ligne droite de la guerre américaine contre tous ceux qui touchent aux intérêts
impérialistes des États-Unis.
Il suffit de se souvenir du plan pour assassiner Daniel Ellsberg (photo), après la publication des Pentagon-papers pendant la guerre du
Vietnam.[5] Il
suffit de rappeler la pratique presque courante du kidnapping de suspects dans
d’autres pays et leur transfert illégal vers les États-Unis par les services
secrets américains. Cette pratique date de bien avant 2001, sous des présidents
comme Reagan et Clinton. Il s’agissait là d’un nombre très limité de cas et la
CIA devait obtenir l’approbation du président pour enlever quelqu’un. Ce n’est
qu’à partir du lancement de la guerre mondiale contre le terrorisme en 2001 que
ces pratiques ont pris une ampleur sans précédent. À ce moment-là, le président
Bush a signé une autorisation officielle pour que la CIA passe à des
“extraordinary renditions” (des transferts illégaux de personnes kidnappées)
sans avoir besoin d’une approbation de la Maison Blanche ou du Ministère de la
justice. Ainsi, dès 2005, la CIA avait déjà enlevé entre cent et cent cinquante
suspects et les avait transférés illégalement vers des pays tiers, le plus
souvent connus pour leur torture des détenus, avant leur transfert tout aussi
illégal aux États-Unis ou à Guantanamo.
photo DW.COM |
Prenons le cas d’Abu Omar (Mustafa Osama Nasr, photo) qui est une des affaires les mieux connues et documentées de la restitution extraordinaire de la CIA (en collaboration avec le Service italien de renseignement et de sécurité militaires- SISMI). Abu Omar avait reçu l’asile politique en Italie en 2001. Le 17 février 2003, il est enlevé à Milan par des agents de la CIA et du SISMI et transporté à la base aérienne américaine d'Aviano. De là, il est transféré dans l’Égypte de Moubarak, où il est emprisonné pendant quatre ans sans inculpation, isolé, interrogé et brutalement torturé et violé.
En 2009, vingt-trois agents américains impliqués dans ce
kidnapping ont été jugés par contumace par les tribunaux italiens[6].
Vingt-et-un agents ont été condamnés à cinq ans de prison, et le chef de la
base de la CIA à Milan, Robert Seldon Lady, a été condamné à huit ans de
prison. Tous ces condamnés ont refusé de se présenter au tribunal. C’est encore
Wikileaks qui a dévoilé les pressions américaines sur l’Italie pour qu’elle
retire sa demande d’extradition de ces agents vers l’Italie. Les agents sont
désormais considérés comme des fugitifs en droit italien.[7]
Pour les autorités américaines, la guerre actuelle contre le
terrorisme doit inévitablement aboutir à la capture, mort ou vif, de Julian
Assange. Déjà en 2014, dans une vidéo-compilation publiée sur YouTube[8] par
FreeJAnow, elles le traitaient de « traitre », « hightech
terrorist », « cyber terrorist », « enemycombatant »
et Wikileaks d’« organisation terroriste et d’agence de presse
travaillant pour l’ennemi ». Les propos cités dans cette petite vidéo proviennent
de hauts responsables du gouvernement américain, dont Hillary Clinton, Joe Biden
et de commentateurs politiques. Certains y réclament ouvertement la pendaison
ou l’exécution extrajudiciaire d’Assange.
Au dix-septième jour du procès d’Assange en 2020,
l’existence des plans pour l’assassiner a été confirmée par deux témoins sous
serment. Devant le tribunal, ils ont déclaré que « les États-Unis
voulaient sortir Assange coûte que coûte de l’ambassade de l’Équateur et qu’ils
voulaient des mesures plus extrêmes pour y arriver. Ainsi, ils envisageaient de
kidnapper Assange en laissant une porte d’entrée ouverte. Ils concevaient même
son empoisonnement. »[9]
La Maison Blanche s’est opposée à l’exécution du plan de la
CIA pour une seule et unique raison : le ministère de la Justice était en
retard, il n’avait pas encore publiquement inculpé Assange d’un crime. Ce qui
posait la question : si on le kidnappe, on l’amène où ? On ne peut
pas l’enfermer quelque part sans qu’il y ait eu une mise en accusation
officielle. La police anglaise aussi s’était opposée à l’exécution du plan de
Pompeo sur son sol. Il fallait régler le problème Assange autrement. Et la
machine s’est mise en marche. Le 6 mars 2018, le Grand Jury fédéral de Virginie
inculpe formellement Assange dans un « sealed indictment », un
document interne à la justice où il n’est question que de fraude informatique
sur base du Computer Fraud and Abuse Act de 1986. Parallèlement, sous pression
américaine, l’Équateur déclare Assange persona
non grata à l’ambassade et le déchoit de sa nationalité équatorienne dans
la foulée. Le 11 avril 2019, l’inculpation d’Assange est rendue publique, ce
qui permettra à la police anglaise, le jour même et en toute légalité, d’arrêter
et de sortir de force Assange de l’ambassade qui ne veut plus de lui. Assange
sera incarcéré dans la prison de haute sécurité de Belmarsh où il se trouve
encore à ce jour. Ce n’est qu’un mois plus tard, en mai 2019, qu’Assange sera
aussi inculpé pour espionnage sur base de l'Espionage Act de 1917[10]. S’il est extradé et condamné, il risque la
prison à vie, c’est-à-dire la mort par enfermement.
Ainsi le plan diabolique des autorités américaines est
presque bouclé. Les 27 et 28 octobre 2021, une Cour d’appel britannique devra
se prononcer sur son extradition. Des « garanties américaines d’un traitement humain d’Assange »
y seront présentées, par ceux-là mêmes qui ont discuté et planifié son
kidnapping et son assassinat.
Assange paie le prix de notre capitulation face à la
guerre impérialiste
Les révélations de Yahoo
News nous ramènent aux vrais enjeux de l’affaire. Les publications
d’Assange ne sont pas considérées comme des actes de journalisme ou sous
l’angle de la « liberté de la presse », mais comme des actes de
guerre, des actes hostiles aux
États-Unis, en alliance avec l’ennemi que nous combattons dans la guerre contre
le terrorisme.
Le 25 juillet 2010, Wikileaks a défié la machine de guerre
en publiant les documents secrets sur la guerre en Afghanistan (the Afghan War
Logs). Trois mois plus tard, en octobre 2010, il publie près de 400 000
rapports de l’armée sur la guerre en Irak (the Iraq War Logs). Le 25 avril
2011, Wikileaks rend publics les documents secrets sur les 779 détenus à Guantanamo
(the Gitmo Files).
Au moment où toute opposition à la guerre en Afghanistan et
en Irak était au point mort, Assange et Wikileaks ont ainsi exposé de manière
on ne peut plus détaillée les opérations de l’armée impérialiste la plus forte
au monde. Mais ces publications n’ont pas provoqué l’indignation et la
solidarité avec Wikileaks qu’on était en droit d’attendre et dont Wikileaks
avait tant besoin.
Dix ans après le début de la guerre, les pancartes et les
banderoles des manifestations sont restées rangées dans les caves, le slogan
« Not in our name » était
réduit au silence. Un climat d’indifférence s’était installé, l’horreur devenue la routine, avec la peur généralisée d’être
accusé de sympathies ou de complicités terroristes. Pour la gauche américaine
et européenne, la guerre est devenue à la fois une normalité et une banalité.
Fini la comparaison avec le mouvement contre la guerre au Vietnam qui avait
contribué à la fin de cette guerre et à ce que la vie de Daniel Ellsberg soit
sauvée.
La même indifférence a été constatée par rapport aux « dommages
collatéraux » de la guerre sans fin. Un de ces dommages a été
l’invention du statut de « Unlawful enemy combatant »,,
un titre dorénavant réservé à Julian Assange, qui efface tout statut légal du
prisonnier. Avant 2001, les Conventions de Genève conclues après la défaite
nazie en 1945 devaient assurer une protection des droits des prisonniers. C’étaient
des documents contraignants pour tous les États, les atteintes à ces accords
constituant une violation grave du droit international et étant considérées
comme des crimes de guerre. Deux conventions protégeaient aussi bien les droits
des prisonniers de guerre (la Troisième convention) que les prisonniers civils,
de droit commun, appelés « personnes protégées » (la Quatrième convention). Les
deux catégories devaient jouir d’un traitement digne, tout traitement inhumain
ou dégradant était interdit en toutes circonstances (l'article 3, commun aux
deux conventions).
Dans la pratique, les États européens ont réservé ces
conventions à leur usage interne et ne les ont pas appliquées dans leurs
colonies où le non-droit, la torture et les traitements inhumains restaient de
mise aussi bien pour les résistants que pour la population civile. Ce sont ces
conceptions et pratiques coloniales qui font leur retour à travers la guerre
contre le terrorisme.
Au début de la guerre, un nouveau statut a été conçu pour
les prisonniers capturés. Celui de « combattant ennemi », ce qui signifie que
ces prisonniers ne sont ni des prisonniers de guerre ni des prisonniers de droit
commun. Ainsi, ils ne peuvent pas être
protégés par les Conventions de Genève. Ils ne peuvent pas se prévaloir de l'habeas corpus - le droit de comparaître
devant le tribunal et d'exiger que les autorités justifient leur détention.
Leur procès, s’il y en a un, ne se déroule pas devant un tribunal fédéral, ni
devant un tribunal militaire, mais devant une commission militaire. Ils peuvent
être maintenus en détention sans charge, sans procès et de manière illimitée.
Tout au long de ces vingt dernières années, seuls les détenus concernés,
quelques avocats courageux et quelques ONG se sont battus pour le retrait de
ces mesures. Toute cette évolution fascisante s’est déroulée sous nos yeux,
sans réaction digne de ce nom.
C’est Julian Assange qui en paie le prix aujourd’hui.
Il n’est jamais trop tard pour se reprendre et dire stop.
Faisons-le maintenant et empêchons l’extradition de Julian Assange.
[2] Zach Dorfman, Sean D. Naylor and
Michael Isikoff de Yahoo News : “Kidnapping, Assassination and a London
Shoot-Out: Inside the CIA’s Secret War Plans Against WikiLeaks”, ethttps://www.legrandsoir.info/les-erreurs-de-l-article-de-yahoo-sur-assange-consortium-news.html
[4]
Abu Zubaydah a été arrêté au Pakistan en 2002 et enfermé dans une prison
secrète de la CIA en Pologne jusqu’à son transfert à Guantanamo où il se trouve
toujours. Les tortures qu’il a subies des mains de la CIA et de ses sous-traitants,
ont été rendues publiques par ses avocats et ont été partiellement citées dans
le rapport de 2014 de la commission du sénat américain sur la torture de la CIA
: « À 83 occasions au cours d'un seul mois de 2002, Abu Zubaydah a été
attaché à une planche inclinée avec la tête plus basse que les pieds pendant
que des sous-traitants de la CIA lui versaient de l'eau dans le nez et dans la
gorge, simulant sa noyade. Menotté et claqué à plusieurs reprises contre les
murs, il a été suspendu nu à des crochets au plafond pendant des heures. Il a
été forcé de rester éveillé pendant onze jours consécutifs, aspergé encore et
encore d'eau froide lorsqu'il s'est effondré. Il a été placé de force dans une
boîte de la taille d'un cercueil et entassé dans une autre boîte qui tiendrait
presque sous une chaise, où il a été laissé pendant des heures. Il a été soumis
à une humiliation particulièrement grave de la part de la CIA par la
« réhydratation rectale ». Selon le rapport du Sénat américain la CIA
a admis par la suite que Abu Zubaydah n’était pas un membre d’Al Qaeda. https://truthout.org/articles/biden-tells-supreme-court-that-publicly-documented-torture-is-a-state-secret/?utm_campaign=Truthout+Share+Buttons
[5]
Kissinger appelait Ellsberg« l’homme le plus dangereux aux États-Unis »,
Nixon faisait cambrioler le bureau de son ancien psychanalyste et avait engagé 12
mercenaires cubains pour « le mettre hors d'état de nuire ».https://www.democracynow.org/2021/6/14/pentagon_papers_leak_50th_anniversary
[6]https://www.justiceinitiative.org/publications/globalizing-torture-cia-secret-detention-and-extraordinary-renditionL'Italie
est le seul pays où un tribunal a condamné pénalement des fonctionnaires pour
leur implication dans des opérations de restitution extraordinaire. Le Canada
est le seul pays à présenter des excuses à une victime de restitution
extraordinaire, Maher Arar, qui a été extraordinairement renvoyé et torturé en
Syrie. Seuls trois pays en plus du Canada – la Suède, l'Australie et le
Royaume-Uni – ont accordé une indemnisation aux victimes de restitutions
extraordinaires, ces deux derniers dans le cadre de règlements confidentiels
visant à éviter les litiges liés aux violations des droits humains associées.
[8] US
demands to assassinate Assange https://www.youtube.com/watch?v=ykvb-nwJ_9w
[10] *The Espionage Act of 1917 prohibited obtaining information, recording pictures, or copying descriptions of any information relating to the national defense with intent or reason to believe that the information may be used for the injury of the United States or to the advantage of any foreign nation.
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