Violences sociétales, violences carcérales (1)

Merci aux organisatrices et aux organisateurs pour l’organisation de ce symposium, qui aurait aussi sa place au sein du parlement et dans les prisons. Parce qu’il contient tellement d’informations et d’analyses riches, mais inconnues des politiciens, des prisonniers et du grand public. 

Nous entendons que la violence augmente partout. Contre les chauffeurs de bus, contre les pompiers, contre le personnel médical, contre les surveillants pénitentiaires, ou encore, entre les gangs. Cette violence est ramenée au statut de violences interpersonnelles ou au fait de l’existence d’organisations criminelles (internationales). La plupart du temps, ces faits divers ou incidents violents qui font la une des médias sont suivis par des grèves du personnel, victime des agressions, demandant plus de protection et de sécurité. Ils renforcent le climat de peur et d’insécurité au sein de la population (surtout vis-à-vis de la jeunesse immigrée et des jeunes réfugiés). La réponse est invariablement le renforcement de la présence policière et la répression contre les auteurs, par l’enfermement ou l’expulsion du territoire. 

Pourtant, il existe une violence systémique à deux niveaux derrière ces événements et elle  n’est pas, ou rarement, abordée. 

Pour commencer, nous vivons dans une société qui produit des inégalités criantes et des violences, et plus la société est inégalitaire, plus elle produit des violences. La culture violente dominante dans nos sociétés qui encourage à s’assurer des profits et des richesses matérielles par tous les moyens en est un reflet. Cette culture sans idéal prône comme valeurs l’égoïsme, l’individualisme, la cupidité, la déshumanisation de l’autre au lieu de la solidarité, de la collectivité et de l’empathie.

Ensuite, la réponse de la société à ces événements est aussi violente. Deux institutions violentes, la police et la prison, doivent régler les conflits et assurer le maintien de l’ordre. Leur violence est particulière parce qu’il s’agit d’une violence autorisée et légitimée par l’État. Elle remplace une réponse dans les domaines de la santé publique (les drogues), de la pauvreté, de l’éducation, du racisme, du sans-abrisme, de l’accueil des jeunes migrants qui errent dans les rues des grandes villes… Et elle reproduit la violence qu’on dit vouloir combattre.

Violences carcérales

C’est de la violence institutionnelle de la prison que je veux vous parler en cinq points à travers quelques de mes propres expériences et publications. 


 La violence carcérale par la surpopulation et par les conditions de détention inhumaines. 

Si des hôpitaux, des homes ou des écoles étaient dans un état de délabrement comme le sont aujourd’hui plusieurs prisons, surtout des maisons d’arrêt, ces institutions seraient fermées. Mais pas les prisons. Si on y maltraitait les gens en les entassant à trois dans un espace de 9m², on dirait stop et les habitants, patients ou élèves seraient transférés ailleurs. Mais ce n’est pas le cas pour les prisons où il n’y a pas de limites légales de stockage de personnes. À ces constats s’ajoute l’échec de la prison quant aux résultats : il se calcule en 50 à 60% de récidive. On sait que la prison concentre le plus haut niveau d’illettrisme, de maladies et de suicides. Et pourtant on continue sur le même chemin. Voilà en résumé l’attitude politique et sociétale vis-à-vis des prisons. 

Oui, nous dit le ministre en 2024, il y a des problèmes mais on ne les résout pas d’un jour à l’autre. C’est contre ces propos que j’ai écrit l’article « Il faut fermer la prison d’Anvers sur-le-champ ». Publié aussi dans le Journal of prisoners on prisons  d’une université canadienne sous le titre « Belgian prison policy : 50 years of broken promises ».

En 1973, j’ai en effet passé un mois dans cette prison pour des faits liés à des incidents pendant la grève des dockers. Les conditions de détention y étaient meilleures qu’aujourd’hui, un demi-siècle plus tard. Il n’y avait pas de cafards, pas de matelas par terre… Mais lisez l’article cité et prenez connaissance de ces conditions inhumaines actuelles dénoncées par la Commission de surveillance de cette prison. Vous y trouverez aussi la liste des promesses non tenues par les ministres successifs sur la « prison comme dernière solution, la limitation de la détention préventive » etc. Aujourd’hui, on se retrouve avec un nombre de prisonniers jamais atteint (12 000 !) depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Ce point est aussi un appel au personnel soignant, artistique et éducatif dans les prisons afin qu’il refuse ces conditions inacceptables et qu’il les dénonce publiquement.



La violence par le choix de l’incarcération en lieu et place de l’éducation et de la prévention.
 

Après sa fermeture, la prison de Tongres, la plus ancienne de Belgique, a été transformée en musée pédagogique, non pas par des autorités mais par une art designer. De 2005 à 2008, ce musée a accueilli 300 000 visiteurs, dont énormément de jeunes, qui venaient par classe entière avec leurs enseignants, d’autres jeunes qui venaient des IPPJ ou des écoles supérieures. C’était un véritable outil de prévention et d’éducation avec visites guidées, du théâtre, etc. Malgré une opposition large à travers des pétitions et une manifestation, le musée a été fermé après trois ans d’existence pour céder la place à sa transformation en prison pour jeunes délinquants.

Jean-Marc Mahy et moi avons écrit un livre sur cette expérience unique sous le titre « Le musée de Tongres est mort, vive la prison ? ».(2)  

Dorénavant, pour les autorités, « l’éducation et la prévention » se font par la prison et non pas avant ou à l’extérieur des prisons. D’un côté par l’élargissement de la détention (toutes les petites peines doivent être exécutées en prison, « l’effet de la prison peut avoir un effet dissuasif ») et de l’autre par le travail des accompagnateurs de détention (une nouvelle fonction créée au sein des prisons). 


Les nouvelles (mega-) prisons comme produits du marché et fausses réponses aux problèmes sociaux

Au lieu d’investir massivement dans les quartiers populaires pour répondre aux besoins sociaux, des milliards sont investis dans la construction de nouvelles prisons. Celles-ci deviennent un produit du marché (Partenariat Public Privé), avec un grand intérêt financier pour les banques et les entreprises de construction, assuré pendant 25 ans. Elles deviennent un moyen de résoudre le chômage. Ainsi la question de la justice devient une question économique et de profit.

Malgré les promesses faites depuis 2008 (le lancement du Masterplan pour une détention humaine), les nouvelles prisons ne mènent pas à la fermeture d’anciennes prisons (voir Saint-Gilles, Berkendael, l’ancienne prison de Termonde ou de Gand qui continuent à exister), mais elles élargissent le parc carcéral et provoquent une augmentation de la détention. Elles créent la possibilité de classifier les prisonniers en deux catégories. Les plus démunis (sans-papiers à expulser, les internés...) se retrouvent dans les vieilles prisons, les autres dans les nouvelles. Les prisons « en bon état » sont une invitation aux juges à envoyer davantage de personnes en prison : « La construction du parc pénitentiaire (lobbying et business) est un motif de recours massif à la prison » écrivent Tony Ferri et JM Delarue.

Les nouvelles technologies (caméras, badges, la communication par ordinateur) remplacent le contact humain déjà rare en prison et renforcent ainsi l’isolement.

Ce point est un appel à lutter contre une expansion du parc carcéral (quatre nouvelles prisons sont annoncées pour 2030). La demande de fermeture des prisons vétustes et l’opposition à la construction des nouvelles doivent aller de pair. Il s’agit d’obliger les autorités à changer de cap.

En décembre 2023, l’Observatoire international des prisons et la Ligue des Droits humains ont organisé un colloque, La petite prison dans la prairie, à l’occasion d’un an d’existence de la mégaprison de Haren.(3)  J’ai pu y retracer les dix ans de lutte exemplaire contre la construction de cette mégaprison (4).  


La violence inouïe, la torture

Un système de justice parallèle et d’exception pour ceux ou celles accusés ou condamnés pour terrorisme a fait son entrée en Europe depuis deux décennies. Importé des États-Unis, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001. Un attentat terroriste n’est plus traité comme une question pénale ou policière mais par la guerre, par des méthodes militaires, par des traitements spéciaux dans les prisons et par un langage guerrier qui s’est introduit dans le vocabulaire de la justice (War on crime, War on drugs, War on terrorism…). Ce système parallèle rejette les règles de droit qui valent pour les autres. 

Comme en attestent l’existence de Guantanamo, les prisons supermax, les Special Administative Measures, le cas de Nizar Trabelsi, extradé illégalement vers les États-Unis par la Belgique, le transfèrement de Salah Abdeslam vers la France, l’enfermement du journaliste Julian Assange dans une prison de haute sécurité en attendant son extradition… (5)


La violence ordinaire

Entrer dans une prison provoque un choc : vous laissez votre humanité à l’entrée, vous entrez dans un monde avec un autre cadre, avec d’autres codes où vous ne décidez plus de rien. Vous y découvrez les fouilles corporelles journalières, y compris des fouilles à nu dès qu’il y a suspicion de trafic. Vous avez eu une dispute verbale avec un surveillant, vous l’avez insulté ? Étant en liberté, vous n’allez pas recevoir une peine ou être mis au cachot. En prison oui. Vous avez fumé un joint ? Idem dito.

La prison reste un endroit où la peine s’applique sur le corps. Vous entrez dans un monde qui vous empêche de gagner votre vie dignement et de nourrir votre famille, de partager une espace ensemble avec vos siens. 

Les violences possibles auxquelles vous serez confrontées personnellement ou dont vous serez témoin sont multiples. La surpopulation, la frustration, la solitude, l’isolement, la promiscuité, la désocialisation, la violence mènent à la dégradation de l’état physique et psychologique du détenu, voire au suicide. La prison est un endroit de contamination des uns par les autres et de radicalisation des comportements. Elle n’apporte pas de réponse à la délinquance, ni sur le plan de sa naissance, ni de son traitement, ni de sa répétition.


Sur l’abolition

L’esclavagisme, le lynchage, puis la ségrégation et l’apartheid : on croyait que ce serait comme ça jusqu’à la fin des temps. Les prisons font partie de cette catégorie considérée comme éternelle.

Pourtant, l’esclavagisme et l’apartheid ont été officiellement abolis. Dans la plupart des pays la peine capitale et les peines corporelles ont été remplacées par l’incarcération. Avant, cette dernière était considérée comme n’étant qu’un prélude à la véritable punition. 

Pour étudier les différents concepts de l’abolition, je vous propose différents auteurs et autrices à connaître : Angela Davis, Ruth Gilmore, Mariame Kaba, Louk Hulsman, Ruth Morris, Nils Christie, Gwendola Ricordeau


Backlash

Utopia, la contrerévolution néolibérale et le tournant punitif à la fin du XXème siècle  

Il y a 500 ans (1516), Thomas More écrivait Utopia, un livre particulièrement radical pour l'époque. Utopia était une île où régnait un système de communisme primitif. L'ordre social de mon époque, affirmait More, est le fait de riches profiteurs, qui vivent sur le dos des autres. Dans le nouveau monde de More, la cupidité des riches et la propriété privée n'existeraient plus. 

More avait le mérite historique de formuler une utopie, une forme de communisme tout comme d'autres avant lui et après lui l’ont fait. Cette utopie d’un autre monde existera toujours. Comme l’écrivait Oscar Wilde : « Une carte du monde sur laquelle l'Utopie n'apparaît pas ne vaut pas la peine d'être regardée. » Car c'est précisément là, sur cette seule terre, que l'humanité devient humaine.

500 ans après More, l'utopie et les rêves d'un avenir meilleur semblent avoir été remis au placard. L'utopie est un angle mort, un vide qui est inévitablement comblé par le vieux spectre du fascisme, qui sévit à nouveau dans le monde.

Utopia a été remplacée par TINA, la déclaration légendaire de Margret Thatcher. Dans les années 1980, dans sa défense du marché libre, du libre-échange et de la mondialisation capitaliste, elle déclarait : « TINA : There is no alternative » (Il n'y a pas d'alternative). Et elle ajoutait : « La société n'existe pas. Il n'y a que l'individu et sa famille ».

Il s’agit d’une idéologie néolibérale selon laquelle toute la vie sociale doit être façonnée par le libre marché capitaliste. Tout ce qui est en opposition aux intérêts des entreprises, aux intérêts privés, à l’accumulation des richesses est l'ennemi de cette liberté. Le bien commun, les besoins sociaux et la responsabilité sociale ont cédé la place à l’individualisme. Dorénavant, les problèmes sociaux, la précarité, l’aliénation, le désespoir, la souffrance et la misère sont individualisés et médicalisés.

Nous vivons, écrit Zygmunt Bauman dans son livre RetroTopia (2017) , un mouvement de retour en arrière : « Retour à l'insécurité, à la protection tribale, aux inégalités, à un narcissisme caractérisé par une lutte sauvage de tous contre tous ». Nous avons perdu toute foi en la construction d'une société alternative du futur, dit Bauman, et au lieu de cela, beaucoup en reviennent aux grandes idées du passé, enterrées mais pas encore mortes. 


Cette contre-révolution néolibérale a provoqué l’explosion carcérale

Regardez l’évolution du nombre de personnes incarcérées en quatre décennies (1980-2020). 

USA : de 200 000 prisonniers à 2 300 000 (+ près de 1 million on parole)

France : de 31 000 à 83 000

Belgique : de 5 000 à 12 000

Royaume-Uni (Angleterre et Pays de Galles): de 39 000 à 87 000

Quelques pistes pour un mouvement

L’heure n’est pas au changement radical de la société et à l’abolition d’un système capitaliste inégalitaire et cruel. Dès lors, si l’abolition des prisons doit être notre objectif, elle n’est pas à l’ordre du jour aujourd’hui. Parce que les institutions ou les organisations populaires qui pourraient prendre sa place sont encore à créer.

Néanmoins, nous pouvons faire des pas en avant sur le chemin vers l’abolition par des combats et des réformes qui repoussent la prison comme solution.

- Régler (au maximum) les conflits en dehors de la police et des prisons

- Soutenir et propager la justice réparatrice, restauratrice et transformatrice

- Des réformes carcérales oui, mais pas pour renforcer l’institution prison

- S’opposer à la construction de nouvelles prisons, exiger la fermeture des prisons vétustes et surpeuplées

- Pour le droit à l’organisation des prisonniers

- Mettre au centre de nos réflexions et de notre action la violence de l’État (par les inégalités de classe, le racisme et la guerre)


Prenons deux de ces points :

Le droit à l’organisation des prisonniers.

La séparation, la privatisation et les restrictions des libertés fondamentales, la normalisation, l’infantilisation sont toutes des caractéristiques de la prison. Une question clé est le droit à l’organisation des prisonniers. Benjamin Lévy : « La non-reconnaissance des droits de réunion, d’association et d’expression collective prévaut en milieu carcéral. Car l’administration pénitentiaire estime qu’elles mettent en jeu la sécurité et le bon ordre dans les établissements. Les initiateurs de pétitions s’y trouvent systématiquement sous le coup de mesures disciplinaires. La peur de l’incident collectif, la hantise de voir émerger un leader contestataire justifient une approche répressive. » (7) 

Les soins et l’éducation dans les prisons devraient précisément prendre ce point à bras-le-corps. Notre rôle est d’encourager un esprit de résistance collectif et solidaire pour obtenir ces droits fondamentaux. 

Dénoncer la composition raciale de la prison et la guerre.

La propagande de la droite et de l’extrême-droite autour des « étrangers » dans les prisons fait partie de la déshumanisation des prisonniers en général et des « étrangers » en particulier (dont beaucoup de personnes nées ou vivant en Belgique depuis leur tout jeune âge, mais sans carte de nationalité belge). Cette présence « étrangère » est une des raisons pour laquelle on ne s’intéresse pas à la situation au sein des prisons. Elle justifie l’application de la double peine (incarcération plus expulsion). Il nous faut partir à la contre-attaque sur ce point et dénoncer publiquement le caractère raciste de la prison. Les Noirs dans les prisons américaines sont, en Europe, les personnes issues de l’immigration ou migrantes. 

On ne peut pas dissocier notre travail de soin et d’éducation de la question de la violence de la guerre. Selon l’Organisation mondiale de la santé, plus de 100 000 Palestiniens sont morts, blessés ou portés disparus et présumés morts dans la bande de Gaza, suite à plus de quatre mois d’intenses bombardements israéliens sur l’enclave. 

Prendre position contre la violence de la guerre sera aussi la barrière contre la violence au sein de nos propres sociétés. On ne peut prendre position contre la violence faite aux enfants ou aux femmes, sans crier notre révolte contre le génocide qui se passe sous nos yeux en en notre nom.

(1) Intervention au Colloque Violences sociétales Effets sur la santé et stratégies 9-10 février 2024

(2) Le musée de Tongres est mort ! Vive la prison ? par Jean-Marc Mahy et Luk Vervaet. Préface de Philippe Landenne et postface de Christophe Dubois, Academia, L’Harmattan 2019

(3) https://www.liguedh.be/journee-detude-la-petite-prison-dans-la-prairie/

(4) https://lukvervaet.blogspot.com/2023/12/un-de-village-carceral-haren-bruxelles.html

(5) Voir les livres : Guantanamo chez nous ? ; Ni parmi les vivants, ni parmi les morts, ce qui attend Julian Assange s’il est extradé ; La Voix des enterrés vivants, Faits et témoignages sur l’isolement carcéral aux États-Unis, Edition Antidote www.antidoteedition.com

(6) Retropia, Zygmunt Bauman,  http://www.premierparallele.fr/livre/retrotopia 

(7) Dans la clinique de la dignité de Cynthia Fleury https://www.seuil.com/ouvrage/la-clinique-de-la-dignite-cynthia-fleury/9782021514254




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